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ENTRETIENS  A-K

 

 La liste est riche des : David ALLIOT, Philippe ALMERAS, Charles BONABEL, Marcel BROCHARD, Emeric CIAN-GRANGE, Elizabeth CRAIG, Jacques D'ARRIBEHAUDE, Nicole DEBRIE, Bruno DE CESSOLE, Pierre-Guillaume de ROUX, Colette DESTOUCHES, Lucette DESTOUCHES, Jérôme DUPUIS, Pierre DUVERGER, GEN PAUL, François GIBAULT, Henri GODARD, Pierre LAFORÊT, L'EXPRESS, Marc LAUDELOUT, Fabrice LUCHINI, Henri MAHE, Christophe MALAVOY, Eric MAZET, Pierre-Marie MIROUX, Jean-François STEVENIN, Jacques TARDI, Henri THYSSENS, Pol VANDROMME, Joseph VEBRET, Frédéric VITOUX, André WILLEMIN.

 

 

 

              ENTRETIEN AVEC DAVID ALLIOT

 Depuis quelques années déjà, David ALLIOT brasse inlassablement les archives céliniennes. Découvreur, renifleur, exhumeur, il force des caisses que nombre de ses prédécesseurs avaient négligées, plonge dans des dossiers que personne ne pensait plus à feuilleter, serre les mains de tous ceux et toutes celles qui ont fréquenté l'ours, de près ou de loin. Et ses recherches, non dénuées d'un certain culot, sont payantes.

  Ce volume constitue un évènement, pas seulement à propos de Céline, mais dans le paysage éditorial, car, comme l'explique François Gibault dans sa préface, jamais encore un écrivain français n'avait fait l'objet  d'une telle collation de témoignages à son sujet ! Pouvez-vous nous expliquer les origines de ce projet ?

 La constitution de cet ouvrage est assez inhabituelle pour un écrivain, mais assez courante dans les livres d'histoire. Si vous êtes féru d'histoire alexandrine par exemple, tous les renseignements que nous avons sur la vie et la personnalité d'Alexandre le Grand nous sont connus à l'aune des témoins qui ont partagé ses conquêtes territoriales. Idem pour Jules César. On a peu de traces directes les concernant, mais de nombreux témoignages qui racontent tout ce qui se passe autour. Dans un genre différent et si on veut extrapoler un peu, le Nouveau Testament, c'est un personnage central et quatre témoins... Il est toutefois exact que ce genre de travaux est assez peu courant pour un écrivain.

 Il existe de nombreux témoignages sur les écrivains, mais on ne leur a jamais accordé la même attention, le même intérêt qu'à leur production littéraire, qui reste l'alpha et l'oméga de tout travail biographique. C'est en train de changer, car même si ce livre est une sorte de " prototype ", il est un peu dans l'air du temps. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt les travaux de Jean-Jacques Lefrère sur Rimbaud, qui adopte une démarche assez équivalente. Preuve en est qu'il est possible de renouveler les études littéraires. Le plus difficile dans cet exercice est d'avoir assez de matériau. D'avoir assez de témoignages qui couvrent tous les épisodes d'une vie.

 Pour Céline, pas de problème ! La matière est abondante, et cela permet d'offrir un portrait assez vivant de l'écrivain. Dernièrement, un journaliste du Figaro m'a dit tout le bien qu'il pensait du livre et il espérait que ce D'un Céline l'autre allait ouvrir la voie à d'autres publications du même genre sur d'autres écrivains. L'avenir nous le dira.

 Pouvez-vous nous expliquer votre démarche, les difficultés, les obstacles, les bonheurs rencontrés ?

 En fait, ce projet est né au fur et à mesure de mes travaux. Quand on travaille sur un écrivain, on accumule beaucoup de documentations, puis, un jour, on commence à classer, structurer tout ça, et on se rend compte qu'il y a un riche matériau. C'est ainsi qu'est né le projet, il y a six ans environ. Ensuite, il a fallu chercher des témoignages plus rares, retrouver les derniers témoins, les écrits inexplorés, et donner une cohérence à l'ensemble. Dans cette entreprise de longue haleine, le plus difficile a été de retrouver les derniers témoins.

 Certains - pour des raisons personnelles que je respecte - ont refusé de s'exprimer, tandis que d'autres pistes se sont révélées décevantes, voire sans intérêt. Mais le grand bonheur, c'est quand vous trouvez un document inédit, un témoin qui accepte de vous parler... Vous découvrez un pan inexploré de la vie de votre écrivain favori. C'est toujours grisant, et c'est ce qui fait avancer.

 Quels éléments de compréhension supplémentaire la connaissance de l'homme Céline apporte-t-elle à son œuvre, selon vous ? A accumuler autant de propos, de choses vues, d'anecdotes aussi, concernant un auteur, ne risquez-vous pas que l'on vous adresse le reproche d'être un peu trop " pour Sainte-Beuve " ?

 A mon avis, l'intérêt majeur du livre est d'apporter une somme considérable d'informations au lecteur. Sur Céline, on a beaucoup écrit. Son œuvre a fait l'objet de remarquables éditions. Sa correspondance nous aide à mieux comprendre la genèse de ses romans. D'excellentes biographies complètent ces travaux. Restaient les témoignages sur Céline, qui n'avaient fait l'objet d'aucune étude. Or, ils sont très nombreux, très riches et variés. Ils nous offrent de nombreuses indications sur le personnage. Certaines de ces informations sont capitales, d'autres plus anecdotiques, mais toutes esquissent un portrait en creux de Céline.

 Dans mes notices, je ne juge ni Céline, ni les témoins. J'essaie d'être le plus neutre, le plus objectif possible. Même si des fois, je m'amuse à mettre en exergue quelques contradictions... Dans mon esprit, c'est au lecteur de faire son opinion sur cette étrange écrivain qu'est Céline. Il peut lire le livre d'une traite, comme une biographie, ou bien picorer ce qui l'intéresse. On dit et on écrit tellement de bêtises sur Céline qu'il me semble important que le lecteur puisse être acteur de son raisonnement, loin des anathèmes et des postures idéologiques. Mon rôle consiste à lui apporter les informations les plus fiables possibles. C'est tout.

  Certains des témoignages repris amènent-ils des éléments neufs, inconnus jusqu'ici, à propos de la vie de Céline et notamment de la période la plus discutée de son existence, celle des pamphlets et de la Seconde Guerre mondiale ?

  L'ensemble des ces témoignages montre Céline dans toute sa complexité. C'était un être humain avec ses qualités et ses défauts. Certains témoignages nous éclairent sur certains points de son caractère. Beaucoup mettent en avant ses qualités humaines. D'autres pointent ses incohérences. Cela restitue sa personnalité. Son trait de caractère le plus saillant, c'est quand même sa mythomanie. On savait que Céline racontait des fariboles à nombre de ses interlocuteurs, mais au fil des pages, cela prend une étrange tournure...

 On découvre les fameux mythes céliniens, dont nombre perdurent encore aujourd'hui. Si l'on devait prendre les dires de Céline au premier degré, cela donne une bien étrange jeunesse, où il découvre les classiques de la littérature " aux chiottes ", nettoyant des trains la nuit pour payer ses études, doit être trépané après sa blessure de 1914, etc. C'est parfois rocambolesque. Heureusement, certains témoins ne sont pas dupes et ils portent un autre regard. Par exemple, le témoignage de Colette, sa fille unique, est très émouvant. C'est la dernière personne qui peut parler de la rédaction de Voyage au bout de la nuit, d'Elizabeth Craig, de la Société des Nations, etc. Une plongée formidable, non pas dans l'œuvre, mais dans l'intimité de Céline.

 Sur la Seconde Guerre mondiale, quelques témoignages inédits ont été exhumés, mais ne répondent pas forcément aux grandes questions controversées sur Céline... C'est même pire, ils brouillent les pistes ! Céline est un sujet inépuisable de recherches et de questionnement.

  Quels sont vos regrets par rapport à cette quête en Célinie ? Y a-t-il des témoignages dont vous déplorez l'absence, que pour diverses raisons vous n'avez pu recueillir, qui existent sans doute, mais auxquels vous n'avez pas eu accès ?

  Des regrets ? On peut toujours avoir des regrets, mais dans l'ensemble je ne me plains pas... Le livre fait 1200 pages quand même ! Toutefois, il y a des documents que j'aurais aimé voir dans ce livre. Par exemple, des extraits du dossier d'extradition de Céline, conservé à Copenhague. Il ne peut pas être communiqué aux chercheurs dans l'immédiat. Or, il fait près de 500 pages ! Il contient les interrogatoires de Céline et de Lucette, les enquêtes de voisinage, le témoignage des Danois, etc. Une mine d'or en perspective, hélas inaccessible...

 Toujours dans la catégorie " regrets ", des personnes ont refusé de témoigner. C'est leur droit le plus strict, mais je le déplore. Parfois, ce sont les ayants-droit qui s'opposent à la publication d'un témoignage, mais heureusement, ils sont assez rares. Par exemple, Jean Monnier a refusé que l'on reproduise le témoignage d'Elizabeth Craig qu'il avait recueilli. Ce témoignage capital a été publié à la fin des années 1980 à 300 exemplaires ! Il est introuvable pour le grand public, et malheureusement le restera. C'est dommage pour la mémoire de Céline et d'Elizabeth Craig. D'autant plus qu'il est remarquable... Mais il y a toujours une note d'espoir... Depuis la sortie du livre, des personnes se sont manifestées. Des documents intéressants me parviennent. Les attitudes changent... Je repars à l'assaut !

  Parmi les témoignages recueillis oralement par vos soins, lequel vous laisse la plus forte impression ? Plus généralement, lequel vous semble le plus près de la vérité de Céline ?

 Ce livre est le résultat des rencontres que j'ai menées pour retrouver les dernières personnes  " qui ont vu l'ours " pour reprendre une célèbre expression. Dans l'absolu, c'est à la fois une chasse au trésor et une formidable aventure humaine. Mais de vérité, point ! Et bien malin celui qui saura la trouver... Chacun de ces témoins n'a connu qu'une infime partie de la vie de Céline. L'ensemble permet de se faire une idée sur le personnage, mais cela reste toujours subjectif... Restent de belles rencontres. Quand Christian Dedet évoque sa visite à Meudon, fin juin 1961, quelques jours avant la mort de Céline, c'est très émouvant. Quand je rencontre Serge Perrault, c'est pour le moins éruptif... C'est un passionné, il ne tient pas en place, il mime les scènes. Un vrai spectacle ! Son passé de danseur n'y est certainement pas pour rien...

 La rencontre avec Maud de Belleroche constitue aussi un moment exceptionnel. Elle est d'une franchise désarmante ! Avec elle on revit les derniers feux (pas très reluisants) de Baden-Baden et de Sigmaringen... Je pourrais citer aussi Sergine Le Bannier qui évoque un Céline en villégiature à Saint-Malo, rédigeant Mort à crédit enfermé dans sa chambre, Colette Destouches qui évoque son père, et de nombreux autres. C'est un privilège pour moi de les avoir rencontrés, et d'avoir partagé avec eux de tels souvenirs. Ce privilège, je le restitue au lecteur maintenant.

  Ne pourrait-t-on vous adresser le reproche d'avoir nourri le corpus de l'hagiographie célinienne, ou du moins de cette mythographie qui consisterait, selon un discours critique qui commence quelque peu à se fossiliser, à ériger systématiquement Céline en parangon de l' "écrivain maudit " ?

 Loin de moi l'idée de faire une hagiographie ! Quand on travaille sur un écrivain, on peut avoir des affinités avec lui, mais il faut toujours garder une certaine distance. Vérifier ses sources, recouper les documents, se remettre en question, mettre en exergue les contradictions du personnage... D'un château l'autre est un travail sur l'homme Céline, et pas seulement sur l'écrivain. Même si les deux sont intimement liés. L'objectif du livre est de montrer Céline dans toute sa complexité humaine. Le montrer dans ses côtés sympathiques (médecin des pauvres par exemple) sans éluder la face sombre du personnage. Le problème avec Céline, c'est qu'il est " victime " d'a priori en tous genres (même s'il l'a bien cherché parfois), d'affirmations à l'emporte pièce, de légendes sans fondements... Le plus souvent, ce sont les personnes qui ne l'ont jamais lu qui en parlent le plus. Ce livre a pour modeste ambition de le montrer dans sa richesse, dans ses contradictions, dans toute sa démesure humaine.

  Selon vous, qui avez abordé Céline à travers les diverses voix qui émaillent votre recueil, y a-t-il un lien invariant (trait de caractère, attitude, qualité ou défaut...) qui relierait le Céline romancier, médecin, soldat, polémiste, mais aussi fils, compagnon de vie, père, ami, correspondant, exilé, personnage public, etc. ?

  C'est très difficile de répondre à votre question. Le personnage est complexe, et il n'a eu de cesse de brouiller les pistes ! Surtout auprès des personnes qui l'ont fréquenté... La réponse à votre question ne viendra pas des témoignages, mais plutôt de son époque. Céline a épousé, volontairement ou non, les soubresauts idéologiques de son temps. Quand il naît en 1894, la France va entrer de plain-pied dans l'Affaire Dreyfus. Il n'est pas difficile de faire un parallèle avec l'éruption antisémite de Bagatelles pour un massacre quelques décennies plus tard.

  Si Céline choisit la médecine ce n'est pas un hasard. La période qui correspond à sa jeunesse était celle des grandes avancées médicales initiées par Louis Pasteur... Quand il s'engage au 12e Cuirassiers, c'est par conviction. Jusqu'en 1914, il est le parfait petit Français de son temps. Nationaliste, belliciste (récupérer l'Alsace-Lorraine), raciste et antisémite... Ni plus ni moins que les autres Français de sa génération. La cassure, c'est la guerre de 1914. Après, il n'est plus tout à fait le même. Je pense sérieusement (mais cela n'engage que moi), que Céline courait après un paradis perdu ; sa jeunesse, insouciante et heureuse.

 Il n'a jamais quitté le monde de l'enfance. Je ne me rappelle plus dans quel livre il écrit : " On ne sort pas complètement indemne de sa jeunesse. " Pour moi, tout vient de là. Et ce n'est pas un hasard si son plus grand roman est Mort à crédit.

 Quel avenir voyez-vous pour l'œuvre de Céline ? 

 Cinquante ans après sa mort, Céline fait toujours scandale et débat, et son cas passionne toujours autant l'opinion et les lecteurs. C'est plutôt le signe d'une certaine vitalité, d'une bonne santé littéraire, qui ne m'a pas attendu pour prospérer. De ce point de vue, on ne peut que s'en féliciter. Cette vitalité prouve - s'il en était besoin - que Céline est un grand écrivain. Son œuvre lui a survécu et elle fascine toujours autant.

 Pour mes travaux, j'ai été amené à lire les livres de son époque. J'ai essayé de lire des romans de Bosny Aîné, Billy, Simone Ratel, etc. Ces romans sont difficiles à lire, très datés. Et que dire des Loups de Guy Mazeline ! Objectivement, ce n'est plus possible d'écrire comme ça ! C'est bouffi et indigeste. Eugène Saccomano a réussi à le lire en entier, honnêtement, je ne sais pas comment il a fait... Moi je n'ai pas réussi, et pourtant, je suis bon lecteur !

  Quand je replonge dans le Voyage au bout de la nuit, la magie opère tout de suite. Le style de Céline reste d'une éclatante modernité. Quand j'ouvre Mort à crédit, chaque page me fait hurler de rire. C'est fabuleux quand on y pense. Ces livres ont été écrits il y a plus de soixante-dix ans, et ils sont toujours d'actualité. Il y a quelques années, j'avais fait lire le début de la préface de Bezons à travers les âges à des jeunes de banlieues que l'on dit " difficiles ". Ils ont adoré le texte. Ils ont aimé le style. Ils ont adhéré tout de suite. Seulement, j'avais masqué le nom de l'auteur. Certains croyaient que c'était un texte de Grand Corps Malade ! C'est très instructif et amusant comme raisonnement.

 Cela montre qu'ils avaient fait le lien entre ce texte et une création littéraire qui leur est familière. L'œuvre de Céline offre des merveilles d'opportunité finalement. C'est inépuisable. Céline fait partie des " classiques ", bien que je n'aime pas ce mot, et je pense que l'on est reparti pour quelques décennies de lecture... Je ne m'en plains pas. Je crois que de nombreux écrivains aimeraient avoir une telle postérité littéraire !

  Vous publiez dans le même temps une réédition augmentée de Céline en verve, mais aussi, et surtout, Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux. Comment expliquez-vous que cinquante ans après sa mort, et malgré de nombreuses études sur sa vie et son œuvre, perdurent encore des mythes et des légendes ?

  La vie de Céline est tout aussi passionnante que son œuvre. Céline a été l'acteur des soubresauts de son temps, et pour certains, il y a participé. Cette existence, peu commune et d'une incroyable richesse, n'est pas sans favoriser quelques ambiguïtés. La rédaction de ses pamphlets, sa collaboration réelle ou supposée avec les nazis, favorise ce genre d'idées reçues. Certaines sont établies, comme son antisémitisme. Mais il me paraissait important d'en expliquer les causes, l'origine. Essayer de comprendre pour mieux analyser les causes et faire œuvre de pédagogie. 

  De montrer aussi que Céline est le reflet de son époque, et qu'elles qu'ont pu être ses positions, on peut tenter de les expliquer rationnellement. Ce qui n'excuse rien par ailleurs. Toutefois, certaines idées reçues tiennent plus de la légende, comme les causes de la mort du poète Robert Desnos, attribuées à Céline. Je sais bien que Céline n'a pas toujours été un ange, mais cette fois, il n'y est pour rien... Depuis 1945 nombre de travaux ont démontré que Céline n'y était pour rien dans la mort de Desnos... en vain, ou presque, car la légende perdure encore aujourd'hui...

  C'est toujours comme ça avec Céline. Rien n'est jamais simple. Il n'arrête pas de susciter les haines et les passions...
   (Céline au kaléidoscope, propos recueillis par Frédéric Saenen, Spécial Céline n°1, juillet-août 2011).      
 

 

 

                                                           ***

 

 

 

    AVEC SES ASSISTANTES A SARTROUVILLE  

  C'est à partir de mars 1940 que Louis Destouches assure une vacation quotidienne au dispensaire de Sartrouville. En juin 1940, après l'offensive allemande, il accompagne la colonne d'évacuation de la mairie de cette localité des Yvelines. Rentré à Paris le mois suivant, il reprend son service au dispensaire.
 Rentré à Paris le mois suivant, il reprend son service au dispensaire. C'est cette période de sa vie professionnelle qu'évoquent ici les infirmières qui travaillaient avec lui. Elles ont accepté de livrer ce témoignage à la condition de demeurer anonymes. Ce texte a été publié pour la première fois dans les
Ecrits de Paris en mars 1998. C'en est une autre version, revue et corrigée par l'un des auteurs de cette interview, que nous reproduisons ici.

 Quand avez-vous été ses assistantes ?

 - En 39, à la déclaration de guerre. Avant lui, y avait un gros. Lui, il a dû venir début 40, juste pour faire l'exode.
 - Le docteur Destouches, Louis Destouches. Un espèce de grand type, des grands membres... Des grands yeux bleus, très sympathiques, très avenant, très simple, foutu comme l'as de pique, des godasses fallait voir comme...
 - Ça, c'était
pas le type à faire des magnes, comme il disait !
 
- Un veston, toujours le même ! Il était propre si vous voulez, mais il avait une espèce de dégaine alors, fallait voir !
 - Il avait toujours des gros croquenots...
 - Il aurait aussi bien pu aller à la cloche, quoi !
 - Oh, tout de même pas ! Disons qu'il était pas élégant.
 - Et puis il s'en foutait éperdument.

 Vous aimiez travailler avec lui ?

 - C'était très agréable ! Ce qui était surtout drôle, c'est quand il commentait la visite. Devant le client, bien sûr, il ne disait rien. Il nous a fait bien rigoler ! Je le vois toujours assis sur la deuxième marche en bas de l'escalier, Mickey [?] à son comptoir, nous  on était autour, et il nous racontait des trucs...
 - Nous qui connaissions les clients depuis longtemps, parce qu'on était plus anciennes que lui, ça faisait un peu sadique ! Il les dépouillait, il les épluchait tous... Il avait énormément de psychologie...
- Ce qu'il disait était juste. C'était un type, de toute façon, supérieurement intelligent, mais peut-être cossard sur les bords ! Il est vrai qu'il était handicapé malgré tout, physiquement, du fait de son bras... Evidemment, c'était pas un manuel...
 - Tout le monde l'aimait bien. Les malades l'aimaient bien. Au point de vue médical, c'était pas un aigle, mais il les soignait aussi bien que les autres. Oh, il ne se cassait pas la tête !
 - Non, il avait son petit " circuit ". Tu te rappelles le coup des ordonnances ? Un peu spécial...
 - A la fin d'une consultation, il disait : " Mais ils avaient tous des gueules de cauchemar, aujourd'hui ! Mais qu'est-ce qu'ils avaient donc ? "

 Et à l'exode, il est parti avec vous ?

 - Le coup de la camionnette, tu te souviens ? T'es partie avec lui, toi ?
 - Non, les deux voitures se suivaient, moi j'étais dans l'autre. Il y avait la vieille Léon-Bollée de la mairie...
 - On savait pas que M. Destouches avait une petite amie, et puis on s'en occupait pas, mais à ce moment-là elle est venue, quelques jours avant... parce que les derniers jours avant de partir, que ça commençait à sentir le roussi, on couchait tous dans le dispensaire, on avait fait
un dortoir derrière...
 - Les Allemands étaient là, sur Cormeilles... On entendait le canon, on attendait l'ordre de départ... Alors, lui qui avait fait la guerre de 14, il disait : " Mais, bougres de couillons, on va tous se faire assassiner comme des lapins, il faut en sortir ! " Il allait secouer le maire, il secouait tout le monde... " Si vous y avez pas goûté, moi, j'y ai goûté, et ça suffit ! "
 - Il y avait un type, c'était un type qui buvait, et puis un peu exalté, il avait trouvé un vieux fusil, il voulait recevoir les Boches, lui, avec son fusil, il nous aurait tous fait massacrer pour rien...
 - Alors là, ça a bardé ! Je m'en rappelle, il lui a arraché le fusil des mains, et puis il lui a dit : " Espèce de con !... "
 - Le jour où on a décidé de partir, moi je me suis trouvée dans son convoi avec ma mère et plusieurs personnes, et puis à une halte, il a viré tout ce qu'il y avait dans la bagnole, il est parti avec sa femme et puis au revoir et merci, on l'a plus revu.
 - C'était déjà assez loin de Paris, puisqu'on avait pris des photos à Athis-Mons. Après il s'est perdu... volontairement. Au pont de Gien.
 - On l'a revu plus tard, aux Ecoles, jusqu'en 42, à peu près... Et là, il était drôlement bien, comme médecin scolaire.
 - Il aimait la beauté, physique. Au fond ce qui le dégoûtait dans le métier de médecin, c'est d'avoir que des vieux tordus à soigner...
 - J'ai gardé un excellent souvenir du boulot.
 - Moi, j'ai gardé un moins bon souvenir, à cause de l'exode. Parce que là, vraiment, il a charrié un peu ! On s'est couché je sais pas où, peut-être dans les blés, il a vidé tout ce qu'il y avait sur la bagnole, et pfui ! au revoir ! Quand on s'est réveillé, y avait tout sur la route, et plus personne.
 - C'était la trouille... Ça, il avait peur des Allemands. Peut-être pas spécialement des Allemands, mais de la guerre. Une frousse ! 

  Est-ce qu'il y avait un bébé dans la voiture ?

 - Oui, en effet, avec sa mère. Elle venait d'accoucher, depuis huit jours. Elle était dans l'ambulance. Il y avait aussi l'ambulance. Il y avait trois voitures.
 - Il était assez secret. Jamais il ne nous a dit qu'il écrivait. Nous, on avait acheté ses bouquins en douce parce qu'on avait appris sous le manteau qu'il était écrivain. On n'a même pas eu l'idée de lui faire signer.
 - Il n'allait pas déjeuner au restaurant ni rien, il allait acheter un casse-croûte... Un petit pain, une tranche de jambon, et puis s'il faisait beau, il se mettait dehors sur le banc, et il écrivait. S'il faisait mauvais, il rentrait dans sa salle de consultation, il écrivait, il écrivait, il écrivait... Ou alors il prenait des notes sur les clients qu'il avait vus.
 - Il n'écrivait pas ses ordonnances. Moi, je crois qu'il faisait une névrite, il ne pouvait pas écrire toute une journée. A cause de sa blessure à l'épaule. Il avait un muscle atrophié.
 - Ça lui donnait des névralgies. Alors il refusait d'écrire pendant ses consultations.

  Parlait-il de maux de tête ?

 - Oui, souvent. Très souvent. Il n'était pas d'une santé florissante. Il paraissait 50, 55 ans... alors qu'il n'en avait que 46.
 - Alors, il portait largement son âge. Plutôt la cinquantaine...
 - Il avait une élocution assez difficile... Quelquefois, on ne comprenait pas très bien ce qu'il disait, il parlait un peu dans sa barbe.
 - " Asiates, Asiates ", il disait toujours, quand il parlait des Bretons. Il y en avait beaucoup ici. Il prétendait que les Bretons étaient d'origine asiatique. Tout en écrivant, il les regardait : " Asiates, Asiates... "
 - Son métier de médecin, c'était son casse-croûte. Uniquement. C'était vraiment pas sa vie. C'est pas ce qui l'intéressait le plus...
 - " Les Chinois à Cognac ! Ils n'iront jamais plus loin, parce que le cognac ça les arrêtera ! " Il prétendait que les Chinois envahiraient la Russie, l'Europe et la France, mais qu'ils s'arrêteraient à Cognac...
 - A Sartrouville, de temps en temps, il me foutait la trouille, quand il y avait des grands malades... C'est moi, en douce, dans le couloir, qui leur disait d'aller prendre une consultation à un spécialiste.
 - Il faisait son boulot, quoi ! Il le faisait honnêtement, c'est déjà pas mal pour un médecin. Il débordait pas de son cadre. Il ne prenait pas de risques. Quand il merdoyait, il leur foutait un truc inoffensif. Il n'a jamais eu de pépin.
 - Il avait, mettons, 20... 25 formules, toujours les mêmes. On donnait à peu près ce qu'il fallait. C'était la guerre.
 - Il devait être handicapé plus qu'il ne le laissait voir. Même les ordonnances, je les signais, c'était plus lui. " Tu m'emmerdes. Démerde-toi ! Bon, tu vois, ça va tout aussi bien. Bon. " Même les certificats de travail, il me les faisait signer. " Mais, Docteur, vous me faites faire un faux ! " - " Ça marchera aussi bien ! " Et ça marchait... Moi, encore imbue de mes études toutes fraîches...
 - Il avait dépassé ça depuis longtemps. Pourvu qu'on l'enquiquine pas au point de vue paperasses...
 - " Faut bouffer ! ", qu'il disait...
 - On avait l'impression qu'il mettait toute l'humanité au même rang. Des salauds, et puis c'est tout.

 Et ses idées politiques ?

 - On ne savait rien. Jamais il n'a émis une opinion politique quelconque. On ne savait pas ce qu'il pensait.
 - Il n'était pas pro-allemand du tout, ni anti.
  
(BC n° 210, juin 2000, p. 7).

 


 

 

   ***

 

 

 

         ENTRETIEN AVEC PHILIPPE ALMERAS

 Philippe ALMERAS est un personnage controversé dans le petit monde des céliniens. Nous avons déjà dit ici ce que nous pensions de sa biographie de Céline qui n'est assurément pas un modèle d'équanimité. Au moins lui reconnaîtra-t-on une puissance de travail peu commune. Ainsi c'est entièrement seul qu'il a rédigé un Dictionnaire Céline, coiffant ainsi au poteau les autres céliniens qui nourrissaient ce projet. Nous l'avons rencontré pour lui poser quelques questions sur un sujet qui l'occupe depuis quarante ans et dont ce dictionnaire est l'aboutissement.

  Comment vous est venue l'idée de ce Dictionnaire Céline ?

 Accidentellement : j'avais oublié mon ordinateur portable dans le train de Paris. Aussitôt signalée, la perte a été déclarée irréparable : " On ne retrouve jamais les ordinateurs ". J'en ai donc acheté un autre. Fourni sans la moindre notice d'instruction, naturellement. Pour apprendre à m'en servir, découvrir par exemple la touche qui mange le texte, j'ai eu l'idée de transcrire mes notes, fiches, entretiens, tout cela vieux souvent de trente ans et plus. Et l'ordre alphabétique allait de soi.

  Habituellement, ce genre d'ouvrage est le résultat d'un travail d'équipe. La tâche ne vous a pas paru colossale pour un seul homme ?

 A vrai dire, je ne me suis rendu compte de ce que je faisais qu'après 200 ou 300 pages. Si je m'étais mis en tête de réunir un Dictionnaire de 850 pages, le " colossal " de la chose m'aurait probablement inhibé et nous en serions encore au projet.

 Si cela avait été possible, auriez-vous souhaité travailler dans une équipe ou préférez-vous, somme toute, le cavalier seul ?

 Il y avait, lorsqu'une indiscrétion a révélé mon travail en cours, deux ou trois projets similaires. Quelqu'un a proposé une conjonction des données et des talents. Cela ne s'est pas fait. Je le regrette et je ne le regrette pas : ce que ce Dictionnaire aurait gagné en précision, il l'aurait sans doute perdu en spontanéité. Est-ce vraiment un hasard si ce genre de travail est toujours la responsabilité d'un seul et si les œuvres collectives aboutissent souvent à des mishi-mashi de cotes mal taillées ? Tu me laisses ceci, je t'accorde cela.

 Comment avez-vous conçu ce Dictionnaire ?

 Il s'est façonné de lui-même chemin faisant. Une entrée en appelait une autre, un dépouillement d'autres dépouillements. J'avais intégré les témoignages reçus, ils ont failli disparaître lorsque tel éditeur candidat les a jugés diffamatoires ou futiles.

Les céliniens vous ont souvent reproché une trop grande partialité à l'égard de votre sujet. Pensez-vous que ce Dictionnaire soit susceptible de provoquer à nouveau ce type de critiques ?

 Cette partialité m'a été pour ainsi dire laissée en lot, les autres ne parlant que sources, références, tours de mains, etc. Mon premier travail visait à décrire le passage de Mort à crédit aux Bagatelles, du " roman " au " pamphlet ". Devant l'impossibilité de le faire recevoir ou même lire, je me suis obstiné à présenter mes petites trouvailles, et certains disent avec raison : la problématique de Céline a changé. Cela dit, et cela dépassé, la forme du Dictionnaire est en soi objectivante. Elle oblige à aborder chaque chose sous ses angles divers et la promenade d'une entrée à l'autre fait le reste. Le fait même de pouvoir retrouver tel fait et telle citation et de les comparer à tels autres est en soi instructif. J'ai beaucoup appris à le faire. D'ailleurs, je ne suis pas resté seul longtemps même si le fait de dire qu'il s'agissait d'un travail personnel et subjectif a protégé l'entreprise qui ne manquait pas de concurrents.

 Les notices de ce Dictionnaire ne sont pas seulement consacrées à des personnages mais aussi à des thèmes. Sur quels critères se sont fondés vos choix ?

 
Le premier critère était de faire figurer tout ce dont nous disposons aujourd'hui. Le second de traiter sa production sans exclusive comme cela se fait souvent au nom des bonnes mœurs ou des bons sentiments. Céline en trente ans d'activité a abordé des thèmes et des genres différents selon une progression et des modalités dont la continuité n'apparaît pleinement qu'après 1961. Au Dictionnaire de mettre cela à jour.

 En quoi Céline est-il, selon vous, un grand écrivain ?

 Je pourrais vous dire, comme tel autre, que le fait d'être publié dans La Pléiade est une garantie. Ce serait peut-être un peu court. Répondre qu'on le trouve prodigieusement doué, avec son goût des " diamants du langage parlé " ne serait même pas suffisant. Il ne faut pas oublier que ce qu'il dit - juste ou faux - est au moins aussi intéressant que la façon dont il le dit. Dans sa langue de prédilection - celle de la pré Renaissance  - on faisait la distinction entre " matire " et " sen ". C'est la combinaison qui fait bien sûr Céline : sans tabous ni précautions, il cite son temps comme le toréador cite le taureau. Ce n'est pas la meilleure des métaphores s'agissant de l'homme  de tous les égards et de toutes les tendresses envers les animaux, mais je n'en vois dans la minute pas d'autre.

 Comme le pays (lui avec) s'est refait une mémoire littéraire et historique à l'automne 44, il reste le seul à parler de ce dont il est convenu jusqu'à nouvel ordre de ne plus parler. C'est, après érosion, comme ces témoins de pierre des grands déserts d'Anatolie : indestructible.

Le fait que le Dictionnaire soit l'œuvre d'un seul auteur en fait quelque chose de très personnel : un Dictionnaire certes, mais en même temps une sorte de " Céline vu par Alméras ". Récusez-vous cette façon de considérer votre travail ? Le Céline vu par Alméras " reste encore à écrire. Il faudra que je le définisse d'abord. Ce Dictionnaire est à cette date mon travail le moins personnalisé. J'y ai rassemblé les pièces disponibles du puzzle célinien en m'efforçant d'envisager tous les angles et en donnant la parole à tout le monde. Nommément, ce qui devrait fournir à chacun l'occasion de répondre pour corriger ce qui lui paraîtra encore trop interprété. Cela devrait favoriser le rapprochement des diverses obédiences. Les clivages entre céliniens me paraissent dus à la particularité des parcours et aux options politiques prêtées à l'autre. Sur les faits tout le monde se rejoint.

 En quoi ce Dictionnaire est-il aussi redevable au journaliste que vous fûtes ?

 J'ai utilisé certainement des approches apprises à Réalités-Entreprise où je m'étais fait une spécialité paresseuse des portraits de dirigeants. Il existe une technique de l'interview. Dans le journalisme j'ai aussi appris le devoir absolu de ne pas ennuyer à mort le lecteur ou l'auditeur. Mais à ce compte une bonne partie des céliniens sont journalistes d'autant que tous ou à peu près tous ont interrogé les témoins du temps. Moi, quand je me suis rendu compte que je n'obtiendrais pas cette fois la réponse à la question posée (quelles était la vision du monde et les opinions de Céline entre 1927 et 1936 ?), ce sont les textes que j'ai interrogés, et c'est le chartiste qui a découvert que - pour citer un exemple marquant - ce que Céline avait vraiment écrit dans telle lettre à Elie Faure, ce qui libérait la datation des " mauvaises idées ". Joie lorsque les photocopies ont confirmé ma radiographie. Et certitude dès lors d'aller dans la bonne direction.

 La manière dont vous considérez l'homme Céline n'a pas toujours été empreinte de la plus grande bienveillance. Mais ne considérez-vous pas qu'il s'agit en l'occurrence d'une personnalité très ambivalente ? Tour à tour radin et généreux, méfiant et imprudent, courageux et timoré, cynique et sentimental, etc.

 Il était effectivement tout ce que vous dites, et tout à la fois mais n'est-ce pas notre sort à tous si nous sortons du type : l'avare, le malade imaginaire, Don Juan... et si nous entrons dans la carrière sans plan à la main ? Cette question de " bienveillance " me reste toujours aussi peu compréhensible. C'est un effet du Céline entre haines et passions où j'ai mis à jour tout ce que je savais alors de la vie de Céline. M'entendre dire que j'avais écrit un livre haineux ou me voir décrit à d'innocents étrangers comme " l'auteur d'une biographie extrêmement hostile à Céline " me déconcerte alors comme maintenant. S'il s'était agi de témoigner devant un tribunal, l'exercice serait différent. Je mentirais avec l'accusé. Céline ne risque plus sa peau. Céline ne faisait pas dans l'eau tiède et rarement dans la bienveillance. Il avait le regard aigu et la dent dure. Ceux qui lui veulent le plus de mal sont à mon sens ceux qui occultent, travestissent  son œuvre et font de lui un délirant : " Céline the fou " décrit dans les endroits les plus inattendus. J'ai conscience pour ma part de lui avoir rendu la santé mentale et des dents : est-ce malveillant ?

 Commentant votre biographie, Henri Godard a écrit qu'on avait l'impression de lire la vie d'un second Drumont (et donc que l'accent n'était pas suffisamment mis sur l'écrivain). Que pensez-vous de cette observation ?

 Êtes-vous sûr qu'il a écrit cela ? Et que cela a été imprimé ? Je ne l'ai pas lu. La seule biographie de Drumont que je connaisse est celle de Bernanos que Céline a pu lire en 1932. En voilà un qui n'hésitait pas. Il faut supposer que Godard a voulu me flatter, ce qui n'est pourtant pas son genre. Il est vrai que le lyrisme mystico-patriote de Bernanos n'est pas non plus le mien. Peut-être aussi est-ce la " grande peur " que Godard dit lui-même éprouver qui a amené Drumont sous ses doigts. Passons.

 Comment jugez-vous les travaux de vos confrères céliniens ? Quels ont été, de votre point de vue, les apports décisifs ?

 Ils ont tous eu leur importance ou leur intérêt même si je m'attache plus aux coups de projecteurs et aux apports factuels qu'aux paraphrases et aux commentaires. Merci à ceux qui ont apporté des documents (Lainé les lettres de Garcin, Nettelbeck les lettres à Cillie Pam, Pécastaing les lettres à Zuloaga et ainsi de suite). Celui qui a fait le travail documentaire le plus important est évidemment Jean-Pierre Dauphin. On peut regretter le coup de sang ou le point d'honneur qui lui a fait quitter la partie dont il s'exagérait à mon avis les dangers et les enjeux.

 Pour vous, le " fil rouge " de l'œuvre de Céline est ce racisme biologique que vous voyez apparaître très tôt et qui est présent jusque dans l'ultime Rigodon. Même si cet aspect de l'œuvre n'est pas négligeable, n'avez-vous pas l'impression d'avoir tellement mis l'accent sur ceci qu'il semble que, pour Céline lui-même, son travail d'écrivain était subordonné à cette préoccupation ?

 Ce fil, c'est vous qui le voyez. Céline, personne ne le nie, a cru au corps, à la santé du corps, comme tout le monde aujourd'hui (sport, beaux enfants, pas d'alcool), mais comme on ne le faisait pas alors. D'où les effets de rupture. Il a ensuite étendu au groupe (aux " communautés " ) la prescription aux individus. Est-ce unique ? Comment ces conceptions qu'on dit maintenant temporaires, sans portée littéraire et donc à oublier, entrent dans l'écriture, la sous tendent et l'orchestrent, voilà ce qu'il est permis de se demander. " L'homme, c'est le style ", disait Céline et cela peut autoriser à aller de l'homme au style... Au moins le temps de voir. Surtout si, comme lui, on ne croit pas à la Littérature en soi.

 Quelles sont les éventuelles critiques auxquelles vous vous attendez au sujet de ce travail ?

 Vous les avez anticipées : trop personnel, trop désinvolte, trop copieux, trop léger. On chicanera des dates et des virgules. Je ne parle pas des " signes diacritiques " sans lesquels Céline nous reste imperméable. Jean-Pierre Dauphin avait eu l'idée d'assortir ses calepins de bibliographie de pages blanches où chacun inscrivait ses apports. Si ce Dictionnaire n'avait pas déjà atteint la taille critique, j'aurais bien voulu l'imiter. Chacun aurait pu inscrire son apport, celui qu'il garde jalousement par devers lui. Les exemplaires auraient été disponibles en solde au bout de quatre ou cinq ans, on les aurait collationnés et l'on aurait, " Le Dictionnaire Céline " dont nous rêvons tous : impeccable, exhaustif, unanime.
   (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC n°258, nov. 2004).

 

 

 

 

                                                                                                                                               ***

 

 

 

 

 Charles BONABEL (1897-1970), tenait à Clichy, rue de l'Odéon, un magasin de disques. C'est là que Céline fit sa connaissance. Voici cette étonnante " auto-interview " rédigée à la demande de Lucette Destouches pour accompagner la sortie de presse de Rigodon... Ce texte ne fut jamais publié. Il date de décembre 1969.

  Somme toute vous avez bien connu Céline.

 On ne connaît jamais " bien " qui que ce soit, à plus forte raison un être aussi dense, aussi multiple que lui.

 Cependant, selon les notes que vous m'avez montrées, vos relations ont duré depuis environ 1929 jusqu'à sa mort.

 C'est juste. Mais je l'ai toujours regardé, en quelque sorte, de haut et de loin. Ses dimensions me paraissaient considérables et j'avais l'impression que je ne le voyais à sa taille naturelle qu'en raison d'une sorte d'illusion d'optique. C'est assez difficile à définir.

 Pourtant, trente ans de contact ont dû créer entre vous et votre ami une sorte de familiarité ?

 Le terme convient et précise assez justement les rapports qu'on pouvait avoir avec lui. Je ne sais plus qui a rappelé ce mot de Céline. A un cadeau de Denoël, il répondait sans aménité : " Je suis familier, je ne suis pas intime ".

 Vous semblez donc croire que malgré une vie très mêlée à l'humain, il est demeuré un grand solitaire.

 Cela va de soi. Chacun, qu'on s'en aperçoive ou non, est plus ou moins solitaire, à plus forte raison un homme aussi exceptionnel.

 Cependant sa vie semble remplie de rencontres et de gens.

 Sans doute. Mais je n'ai pas dit qu'il cherchait la solitude. Elle vient toute seule. 

 Par conséquent le choix de la carrière médicale paraissait plutôt dénoter une inclinaison à être intimement mêlé à la vie sociale.

 C'est possible, bien que cette orientation puisse être guidée par un tout autre motif. Mais, en tout état de cause, le médecin qui enregistre tant de secrets douloureux, tant de confidences pathétiques, ne doit pas tarder à se retrouver irrémédiablement seul. Je pense surtout au médecin de dispensaire et à sa clientèle d'humbles humains.

 Ainsi vous paraissez croire que le passage du Docteur Destouches au dispensaire municipal de Clichy a eu une grande influence sur Céline.

 C'est d'autant plus évident que je peux faire état d'une indication très importante que je tiens de lui-même. Le sens, sinon les termes exacts, est que le " Voyage " n'aurait jamais été écrit sans cette expérience de médecine suburbaine.

 Pendant cette période de gestation antérieure à la publication saviez-vous que le Docteur Destouches écrivait ?

 Oui, il en avait parlé très simplement, sans aucune affectation, ni rien qui puisse laisser supposer l'importance du travail en cours. Il nous avait même remis un petit manuscrit de quelques pages dactylographiées. C'était une sorte de légende celtique. Je n'en ai plus jamais entendu parler.

 Je n'ose pas vous poser la question de savoir si, après la parution de son premier livre, et le feu d'artifice qui l'a accompagné - dont toutes les fusées n'étaient pas tirées vers le ciel - l'attitude de Céline s'est modifiée.

 En effet la question est inutile. Céline avait la tête solide. Tout ce bruit ne l'impressionnait pas beaucoup. A un mot que je lui adressais concernant une critique particulièrement malveillante et injuste et qui pouvait facilement être rectifiée - j'étais moi-même bien naïf - il me répondait par une lettre dont je cite ces lignes : " Tout cela est sans importance, vous savez quelle grande place la littérature tient dans ma vie, comme dans la vôtre, de même que le yoyo ".

 La vie de Céline ne s'est donc pas sensiblement modifiée après cette accession subite à la notoriété ?

 Probablement pas du jour au lendemain. Il a eu à faire face à d'autres tracas " sans panaches " comme il le souligne dans la même lettre évoquée. On n'en manque jamais, même et surtout après un succès aussi retentissant et qui, pour beaucoup était un scandale. Sa situation médicale ne s'est pas trouvée simplifiée. La rédaction de " Mort à crédit " qui devait paraître en 1936 était elle-même, une préoccupation tyrannique. On peut supposer toutefois que, sur le plan matériel, quelques améliorations avaient dû être apportées à son existence. Que sais-je ? Changement de résidence... Compte en banque... C'est du moins en chèque qu'il avait généreusement réglé l'achat, à une jeune fille de douze ans, du premier dessin dont elle ait tiré profit. C'était ma nièce, qui devait plus tard illustrer un livre de Céline et pour qui il a toujours manifesté une sollicitude toute paternelle.

  D'autre part, je peux vous dire, à titre d'exemple concret qu'à l'époque de son premier séjour à Montmartre, il prenait son petit déjeuner matinal au Café de la Paix. Pour quelqu'un qui connaît les habitudes sybaritiques du Docteur Destouches dans le domaine alimentaire, cela peut prêter à sourire.

 D'après ce que vous venez de me dire, peut-on considérer que Céline s'intéressait aux Beaux -Arts ?

 Non, c'était une marque d'encouragement, de gentillesse pour quelqu'un qu'il aimait bien. La peinture le préoccupait peu. Les modèles lui importaient davantage que leur représentation. Le seul livre d'art que je lui ai connu était un volume sur Degas. Il nous en avait fait cadeau.

 Vous souvenez-vous des entretiens que vous aviez à cette époque avec Céline ?

 Ma foi, non ! Tout cela est bien loin. Je n'ai jamais pensé un seul instant que je pourrais contribuer, si peu que ce soit, à sa biographie. En tout cas, nous ne parlions jamais de politique, à coup sûr. Nous évoquions des souvenirs communs : l'école communale, la banlieue, des points de repère pittoresques, des spectacles familiers qui avaient marqué notre enfance. J'avais remarqué tout de suite qu'il aimait mieux se confier spontanément que de répondre à des questions et je ne lui en posais jamais. En revanche il se renseignait avec beaucoup de délicatesse sur les menus évènements de mon existence et de celle des miens. Pas du tout par curiosité bien-sûr, plutôt avec le souci de pouvoir être utile.

 Vous ne parliez jamais de littérature ?

 Si, quelquefois, mais d'une façon qui devait être assez superficielle. Comme je vous l'ai signalé tout à l'heure, il ne paraissait pas y attacher une grande importance. Pourtant, on avait le sentiment qu'il avait tout lu et tout mesuré. C'est une constatation qui m'a toujours frappé, qu'il donnait l'impression d'avoir des lumières - très claires - sur n'importe quel sujet. Je ne dis pas cela pour l'exalter outre mesure, mais parce que cela a été l'objet d'une observation familière, voilà tout ! J'ai d'ailleurs été en contact, une fois par hasard, avec un interlocuteur que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas non plus : il m'a dit spontanément la même chose. C'est pour le moins un témoignage.

 La musique et surtout la danse tiennent une certaine place dans son œuvre. En parliez-vous quelque fois ?

 A cette époque ces deux sujets m'occupaient beaucoup moi-même. Avec une grande indulgence Céline semblait croire que j'avais quelque connaissance dans ces domaines et m'interrogeait volontiers à ce propos. Pour qui connaît ses goûts on ne sera pas très étonné de savoir que ce n'est pas aux formes très développées qu'allaient ses préférences. Elles se dirigeaient plutôt vers des œuvres d'une moindre densité dont l'apparente légèreté n'excluait pas une expression sensible, mais raffinée et dont Couperin offre un exemple accompli. Pour la danse, son attention allait davantage aux interprètes qu'au spectacle. La grâce des gestes, la rigueur des attitudes, la sécurité des mouvements, dirigés par une musculature contrôlée répondaient mieux à ses exigences, qui, par certains traits étaient celles d'un anatomiste intransigeant, qu'au côté théâtral du ballet.

 Si les aspects de la musique ou du décor lui paraissaient secondaires, ce qui est en effet leur ordre évident, il ne les méprisait pas pour autant, puisqu'il a lui-même rédigé des scénarios parfaitement adéquats à la représentation scénique. Cependant, malgré les occasions qui n'étaient pas rares à ce moment-là, je n'ai rencontré Céline qu'une fois à une soirée de ballets, au théâtre des Champs-Elysées. Ce devait être une circonstance rare, il accompagnait Elisabeth Craig. Dans ma simplicité je voyais la dédicataire du " Voyage " comme un personnage d'exception ; au risque d'être ridicule, je dois avouer que j'avais été déçu.

 Avez-vous su quels étaient ses rapports avec son éditeur ?

 J'en ai eu des échos. Ils étaient quelquefois un peu orageux, cela va sans dire. Denoël qui brassait toujours une foule d'idées devait parfois manquer d'objectivité. Mais cela ne tournait pas au tragique. Céline avait une doctrine bien définie sur les relations entre écrivain et éditeur qui aboutissait à la conclusion que cela ne valait pas la peine d'en changer. Compte tenu de ses défauts il préférait encore Denoël qu'il considérait comme le moindre mal. En outre, à un moment donné, l'actif directeur de la maison de la rue Amélie avait conçu l'ambitieux projet de réaliser un journal d'enfants et, la chose étant pour une fois de ma compétence technique, j'avais été chargé d'étudier la question sous toutes ses formes. L'étude était assez avancée mais, si l'idée n'était pas mauvaise en soi, elle posait des problèmes complexes et particulièrement, on le devine, un problème financier qui n'était pas de mon ressort.

 En fin de compte, Céline s'aperçut que Denoël avait l'espoir de l'intéresser à l'entreprise et qu'il pourrait en faire son commanditaire. Rapidement détrompé, l'ingénieux éditeur dut se consoler très vite de son échec en s'orientant probablement vers quelque nouvelle utopie. Pourquoi pas ?

 Nous arrivons au moment de la parution de " Mort à crédit ". Quels souvenirs gardez-vous de cet évènement ?

 Toute cette chronologie est assez imprécise. Trente ans après, on mélange aisément les choses. Rien ne se passe comme au théâtre, au lever du rideau. Les repères sont vagues, ils se mélangent au quotidien. " Mort à crédit " a fait, certes, beaucoup de bruit, mais pas l'unanimité, loin de là. Avec le recul j'ai le sentiment que les temps difficiles commencent. Les obligations aussi se font plus tyranniques. Les années qui vont venir sont acides. Céline travaille beaucoup, mais certaines lettres trahissent la maladie, l'épuisement. Il ne faut jamais oublier qu'il est un grand blessé et qu'à ses souffrances physiques s'ajoutent de graves soucis. Cahin-caha on s'achemine vers le pire.

 Vous voulez parler des menaces auxquelles il lui a fallu se soustraire ?

    Naturellement. Ce n'était pas une vue de l'esprit. Comme il le dit dans une lettre à Paraz, au sujet d'Arletty : " On s'est dit au revoir, sans grand espoir de se revoir ". Le courage ne lui manquait pas, mais la conspiration était de taille. On sait que tout ça s'est terminé par un non-lieu, mais le dommage des épreuves subies étaient irrémédiable. Pendant sa détention à Copenhague, ma nièce qui était parvenue à le voir, non sans peine, me donnait quelques détails qui n'avaient rien de consolants : " L'état du docteur s'aggrave de jour en jour, en dehors de troubles très graves, il est d'une faiblesse mortelle. Je ne peux tout t'écrire, ce serait trop long et trop lamentable... Lucette est, elle-même, d'une maigreur et d'une faiblesse affreuses... Elle toucherait aux larmes n'importe qui... J'ai pu rencontrer une infirmière qui nous donne souvent des nouvelles mais je ne peux tout te dire, il y a trop de détails affreux... Je ferai tout pour eux, malheureusement les résultats sont minces... Tous leurs amis de Paris, sauf le Docteur G., ont laissé leurs lettres sans réponse, ou les ont desservis... Il n'y a qu'à la voir pour être décidée à tout faire pour elle... elle a pu sauver Bébert, malade aussi... " J'en passe, j'espère que cela suffit !

 La résidence surveillée sur la Baltique, c'était une autre forme de purgatoire. Quelques réminiscences me reviennent, de lettres attendrissantes... " Voici neuf ans que j'ai quitté Sartrouville ", "... mais à de telles distances tout est imaginaire... il semble qu'on ne reverra jamais plus personne ", " ... sans eau... sans chauffage... sans lumière... ". Dix mois d'hiver glacial ! et toujours l'angoisse des affaires judiciaires, lentes et tracassières. Là aussi, je ne peux que donner un reflet très atténué.

  A certains indices de l'œuvre, il ne semble pas que le retour à Meudon se soit réalisé dans l'euphorie ?

 Oh ! non. Evidemment tout valait mieux que la banquise et la plupart des hypothèques relevant de la justice étaient levées. Mais vieilli, malade, meurtri, isolé et ruiné, le retour de Céline au pays natal ne pouvait pas être une apothéose. Repartir à zéro, médicalement et littérairement à soixante ans, c'était plutôt paradoxal.

 Avec quelle pitié douloureuse ai-je accompagné quelquefois le Docteur Destouches " aux commissions ". Sa grande silhouette de cuirassier blessé, escorté plutôt qu'il ne le conduisait par une sorte de dogue hiératique, impressionnait beaucoup les fournisseurs, malgré son exquise courtoisie et leur paraissait visiblement insolite. Ce n'était guère pour lui qu'il s'imposait cette démarche sans grandeur, mais la petite meute de molosses qu'il avait réunie, les chats, les oiseaux avaient des exigences journalières qu'il ne voulait pas éluder.

 C'est à ce moment que ses œuvres nouvelles et aussi les anciennes ont reparu sous la couverture des éditions Gallimard. Savez-vous pourquoi ?

 Absolument pas. Le mystère des transactions de cet ordre reste toujours assez secret. De toute façon je ne crois pas que, pour l'auteur, il se posait une question de choix. Au reste la direction de la maison Denoël n'était plus la même, il ne devait pas rester grand-chose de ce qu'il avait connu. Il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un transfert dont il ne pouvait pas résulter beaucoup d'avantages pour l'écrivain.

 Dans votre esprit, est-ce que les diatribes, les accès de mauvaise humeur, les violences même de Céline vis-à-vis de son éditeur étaient justifiées ou plutôt transposées sur le plan littéraire ?

 C'est difficile à dire pour moi. Il est de fait que la conspiration du silence n'était pas uniquement due à la maison d'édition et on peut se souvenir que " Normance " est dédié à Gaston Gallimard. D'autre part les organismes très puissants de diffusion paraissent avoir quelquefois des desseins assez ténébreux. Les bordereaux de règlement aussi sont des exercices de haute mathématique, il est difficile de s'y reconnaître. C'était un sujet perpétuel de récriminations pour Céline que ses relations avec la rue Sébastien-Bottin.
  Il avait tout de même bien son mot à dire. Il est inadmissible que l'immense travail qu'il s'est imposé se soit traduit par un déficit. Je ne crois pas que ce soit par délectation qu'il ait fait état d'une certaine rancune. Ce n'était pas du tout son genre. On pourra se rendre compte de l'aménité des rapports entre la direction de la firme éditrice et l'auteur par un petit compte-rendu.

  Au moment de la publication de " Ballets ", Céline jugea opportun et sans doute indispensable de se rendre à la N.R.F. pour régler quelques questions de détails et de présentation. A cette date il ne se déplaçait presque plus, c'était pour lui une fatigue énorme et un bouleversement à ses habitudes casanières. Tout le monde le savait dans son entourage. Mais c'est ce dont ses éditeurs ne semblaient pas se douter.

  L'accueil dans les locaux de la grande firme se borna à une longue attente dans l'antichambre où on l'informa successivement que Roger Nimier était malade, qu'un autre membre de l'état-major susceptible de le remplacer était en conférence et que le grand patron, très occupé, ne pouvait le recevoir. Tout cela par l'intermédiaire d'une sémillante secrétaire qui traitait visiblement Céline comme un visiteur importun. Rien de ceci n'est inventé. On tirera de cet exemple les enseignements qu'on voudra.

 Est-ce que, par contraste, Céline trouvait des manifestations de sympathie, de réconfort ?

 Sans aucun doute, il y avait autour de lui un réseau de marques d'admiration, des sentiments affectueux même, mais ces témoignages étaient souvent mêlés à une sorte de curiosité dont il s'irritait à bon droit. Je vous ferai peut-être mieux comprendre ce que je veux dire en vous racontant un petit épisode significatif dont j'ai été le témoin. Le Docteur Destouches avait un vieil ami, qui bien que fort différent, était de la même classe que lui. Chirurgien éminent il était en outre l'obligeance et la bonté personnifiées. J'eus l'occasion dans une circonstance fortuite de participer à un déjeuner chez lui. Autour de la table dix ou douze personnes distinguées cernaient Céline qui faisait tout son possible pour s'effacer. Ce qui ne servait à rien. On n'a pas souvent l'occasion dans les arrondissements bien élevés de voir de près un prisonnier de marque !

  Malgré une discrétion exemplaire et en s'imposant une discipline inhabituelle, Céline avait bien de la peine à faire face à cet élégant et aimable tribunal. Oh ! tout se passait dans une parfaite correction, mais cela n'en évoquait pas moins une sorte de chasse au fauve bien organisée entre gens du monde. Je dois dire que le maître de la maison n'assistait pas au déjeuner. J'espère sans insister que ce petit tableau représente à peu près ce que je voulais exprimer.

 On a parlé ou écrit au moment de la mort de Céline d'enterrement presque clandestin. Qu'en pensez-vous ?

 Je pense que c'est une absurdité qui voisine la malveillance posthume. Il n'y avait rien de clandestin dans cette cérémonie - toute simple - qui groupait l'entourage familier, très restreint, de l'écrivain ou de l'ami. Céline n'a jamais ambitionné des funérailles solennelles, croyez-le bien. On ne voit pas, derrière le cercueil du grand solitaire de Meudon, le défilé habituel des curieux et des spécialistes des enterrements d'apparat. Pour lui la mort n'était pas une comédie, il l'avait vue et dévisagée sous bien des formes.

 Pendant l'occupation, j'étais allé voir le docteur pour solliciter un certificat médical destiné à me justifier vis-à-vis du recrutement au service du travail obligatoire. Comme nous montions l'escalier de la rue Girardon, il me dit : " Ils vont finir par nous rendre la mort aimable. "

  Selon cette prophétie, souhaitons qu'à des derniers moments elle lui soit apparue sous cet aspect, telle qu'elle se définit elle-même dans une ballade allemande, " un moment plus doux que la vie. "
  (Bulletin célinien n°86, octobre 1989).

 

   

 

                                                                                                                      ***

 

 


 

        ENTRETIEN AVEC  MARCEL BROCHARD

     C'est en mai 1969 que cet entretien avec Marcel Brochard fut diffusé, sur la deuxième chaîne de la télévision française, dans une émission intitulée " D'un Céline l'autre ", réalisée par Michel Polac (1).

 " Nous étions très, très, très amis. On se voyait tous les jours. Pendant tout le temps de ses études de médecine jusqu'à sa thèse - cette fameuse thèse que nous connaissons tous ? - il a habité Rennes, et puis je l'ai toujours suivi. Je l'ai un peu perdu de vue en 32 quand il a eu ce prix Renaudot parce que je me suis dit : " Il va être pris par les grands ", et moi, qui suis tout petit, j'osais plus frapper à sa porte. Et il m'engueulait : " Te voilà ! On te voit pas ! ". Et je l'ai revu, toujours, toujours, même quinze jours avant sa mort où il m'a donné son bouquin Nord, avec ce mot : " Sans commentaire. A Marcel. "

 Marcel, je crois que c'est vous qui, dans L'Herne, avez justement parlé de sa trépanation et, à vrai dire, de sa fausse trépanation.

 Céline a été blessé dès les premiers jours de 14, très gravement à l'épaule droite... Difficultés avec sa main, ce qui n'empêche que ça a été guéri au point qu'il conduisait de gros side-car et qu'il était costaud et en bon état. L'histoire de la trépanation, c'est une drôlerie, une rigolade, une blague, de sa part. On lui disait : " Mon pauvre blessé de la guerre de 14... ", les journalistes. Et il leur faisait toucher du doigt où il avait été trépané, là où il y avait une plaque d'argent pour remplacer le crâne. C'est pas vrai : il n'a jamais été trépané, j'en suis certain au point que j'ai demandé à ses chéries, à ses femmes. Eh bien, la trépanation n'a jamais existé, jamais. Mais ça amusait les gens, puis alors on l'a pris au sérieux. Le Professeur Mondor, dans La Pléiade, en parle longuement. C'est du Céline !

 Il faisait faire du Céline aux autres ?

 Mais oui, mais oui... Et également Mort à crédit, ses parents misérables, miséreux, sa mère ravaudeuse de tapis ou ravaudeuse de ... Mais pas du tout ! La mère que j'ai bien connue, Mme Destouches mère, était une personne fort bien, et fort bien habillée, qui habitait rue Marsollier au n° 11, au quatrième étage. Nous y allions souvent déjeuner, ma femme et moi. Eh bien, Mme Destouches mère était représentante de dentelles. Elle avait comme clientèle la Cour batave, le grand magasin à côté de l'Opéra qui est si important. Et la petite Colette - la petite fille de Louis Destouches-Céline - a été baptisée dans une robe de dentelle qui avait servi pour le Roi de Rome. Le père Destouches, lui, était un brave fonctionnaire, d'abord assureur, ensuite employé de banque, ou l'inverse, je ne me souviens plus, brave bonhomme, brave rentier. Ils avaient une petite maison au bord de la Seine, à Ablon, une petite maison d'été où on allait se promener le dimanche. La maison a été rasée par les inondations de 1910. Pour que le jeune Louis fasse du sport, on lui avait acheté une barque et des rames, à 14 ou 15 ans, avant qu'il ne parte pour l'Allemagne et pour l'Angleterre, et tous ces voyages.

 Comment se faisait-il qu'il ne s'entendait pas du tout avec ses parents ?

 Parce qu'il avait envie de foutre le camp, comme il a envie de foutre le camp de partout. En Allemagne, il couchait avec sa logeuse, donc ça a mal fini. Il est parti en Angleterre, ça a été pareil. Il est revenu dégoûté de tout. C'est là où il s'est engagé pour voir comment ça ferait. En fait, ça a été la guerre. Drôle de surprise pour lui !

 Et après la guerre, il y a eu une période qu'on connaît mal, à Londres...

 Alors là, il n'en parlait jamais. Moi, mon temps avec Louis, c'est Rennes. C'est son mariage avec Edith, donc marié avec Edith, avec la famille d'Edith, avec le vieux père Follet qui était une grande figure. Médecine, médecins, travail, la thèse... Tout ce qui était médecine était pour lui l'horizon continuel. Je me souviens très bien, en venant me voir à Chantenay dans ma petite fabrique de quatre sous et me disant : " Je veux être médecin dans ton quartier. Je vais installer un petit cabinet pour les pauvres. " Il cherchait dans Chantenay, dans cette banlieue ouvrière de Nantes, de quoi s'installer pour soigner les pauvres. Déjà là, en 1922. On n'a jamais parlé de Londres, de sa vie ancienne.

 Il ne vous a jamais dit qu'il avait été maquereau à Londres ?

 Il n'a jamais été... Je ne vois pas Louis maquereau en aucune chose. C'était la bonté d'âme, enfin. Je ne sais pas, pour être maquereau, il faut avoir un peu tout de même... Non ! Je ne voudrais pas me redire, mais quand on lit Rigodon, c'est la bonté qui ressort dans Céline.

 Oui, mais à Londres, il a eu une vie... Il s'est marié là-bas, non ?

Oui, vous savez bien qu'il y en a un qui a recherché tout partout. On a retrouvé même le procès-verbal du mariage, mais, moi, je ne sais rien de tout ça. Je ne peux rien vous dire.

 Pour en revenir justement à la manière dont il a écrit Voyage au bout de la nuit, à quel moment a-t-il rencontré une femme qui, je crois, il a beaucoup aimée : Elizabeth Craig ?

 Elizabeth Craig, il l'a connue... Il a divorcé d'avec Edith autour de 1926, 27,28, dont il avait une fille, Colette, qui vit toujours. Et alors là, il est venu à Paris, ayant quitté Genève. Il était à ce moment-là médecin au dispensaire de Clichy. Il habitait 92 rue Lepic dans ce pigeonnier admirable, et il avait comme amie cette Elizabeth Craig, qu'il avait connue comme danseuse à l'Opéra, je crois, ou dans un théâtre. Et il en avait fait son amie, sa confidente. C'était une fille intelligente, de grande beauté, de grande sculpture.

 Et tous les soirs, quand je venais à Paris, j'allais passer mes soirées chez lui. Nous dînions chez la mère Marie, rue Lepic. On dînait de rien, il ne buvait que de l'eau. Et nous rentrions aussitôt. Il se mettait à écrire, et il jetait ses pages. Je le vois encore, jetant ses pages autour d'un bureau. Et nous ramassions toutes ses pages qui n'étaient pas numérotées. On essayait de les relire, et de les épingler avec des épingles à linge pour tâcher de s'y reconnaître. On se demandait ce qu'il écrivait. Ça n'avait ni queue ni tête pour nous qui ne suivions pas la question.

 Dans cette chambre où il écrivait à son bureau, vous étiez là avec Elizabeth Craig et vous ne saviez pas ce qu'il écrivait ?

 On ne savait pas ! On disait : il prend des notes, il fait des notes, il fait des histoires. On lisait une page, on avait de la peine à le lire. C'était très difficile à déchiffrer. Et puis, avec Elizabeth, on pensait à autre chose, on pensait peut-être à danser un peu à Pigalle. Enfin, on le laissait écrire, et on le retrouvait à trois heures du matin, à sa table, encore en train d'écrire. On retrouvait des brouillons dans la poubelle, ça se baladait de partout chez lui. Je dis bien : l'époque 28...

 Et vous avez commencé à le perdre de vue ?

 Je l'ai perdu de vue un peu, 29-30. Un beau jour, dans les journaux, on me dit : Goncourt-Renaudot, Renaudot-Céline. Je dis : Céline ? !

 Au fond, on peut aussi montrer le côté moins connu de Céline, le côté féminin. Il était coureur ?

 A cette époque, 1920-25, nous étions mariés tous les deux, mais enfin, je ne voudrais pas tout de même dire que nous étions de mauvais maris et de bons pères de famille, mais enfin, une femme ne nous faisait pas peur, à l'aventure... Et je dois dire que Céline, entre ses deux femmes, Edith et Lucette, il en a usé pas mal, dont surtout la belle Elizabeth dont j'ai parlé tout à l'heure.

 ... que vous avez bien connue aussi ?

 Oui, il fallait... Louis, écrivant à sa table ses feuillets, délaissait la belle Elizabeth. Alors, on l'emmenait prendre un verre. Elle aimait bien boire un verre - à ce moment-là, le whisky n'existait pas -, un coup de cognac. On s'en occupait d'Elizabeth, il fallait bien que Louis travaille.

 Est-ce que Louis le savait ?

 Il n'y avait pas de secret entre Louis et moi, il n'y en a jamais eu.

 Le flirt était permis ?

 C'était un ami comme on en a peu dans la vie...

 Vous vous partagiez un peu vos affections ?

 Ben oui, cela n'avait pas d'importance. Nos cerveaux travaillaient sur d'autres points : moi, le point des affaires, et lui, la médecine? Ça passait au-dessus de tout. Les femmes...

 Etiez-vous un peu amoureux de cette Elizabeth qui semble avoir été un personnage fantastique ?

 On ne pouvait pas ne pas être amoureux d'Elizabeth tellement cette femme représentait de beauté, de majesté. Il l'appelait " l'Impératrice ". Elle était Impératrice... "
   (Propos recueillis par Dominique de Roux, Michel Polac et Michel Vianey, BC n°253).

 (1) Emission " Bibliothèque de poche " de Michel Polac et Michel Vianey, ORTF, 2ème chaîne de la télévision française, 8 et 18 mai 1969).

 

 

 

 

                                                                                                                                                 ***

 

 

 

 

           Émeric CIAN-GRANGÉ :

  « Si Céline écrivait pour être lu, il ne savait pas toujours par qui »

  
Émeric Cian-Grangé a eu la bonne idée de demander à plus d’une centaine de lecteurs de Louis-Ferdinand Céline d’effectuer, à partir d’un mot, un voyage introspectif autour de ce qu’a pu susciter en eux, mais aussi dévoiler, provoquer, éveiller, déclencher, révéler, dénuder, la lecture de l’œuvre de l’auteur du Voyage au bout de la nuit.

 Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

  
Concours de circonstances et boule de gomme, enfin presque… Après avoir longtemps vécu en tête-à-tête avec Céline, je me suis surpris à vouloir rencontrer d’autres passionnés. L’année du cinquantenaire de la mort de l’écrivain a été pour moi l’occasion de faire connaissance avec mes semblables. Progressivement, avec application et sérénité – d’aucuns diraient légèreté –, sans sectarisme aucun, je suis devenu un lecteur actif, participatif, intrusif pour tout dire. De fil en aiguille, de conversations en débats, j’ai pu vivre, ressentir nos différences, nos particularités… Rien d’extravagant dans cette découverte, j’en conviens. Mais tout de même, pareils contrastes autour d’un écrivain, ce n’est pas si courant, cela méritait une attention particulière, un regard bienveillant.
 
   J’en ai touché deux mots à Éric Mazet, « celui qui sait tout sur Céline », avant de recueillir son point de vue lors d’une interview : « La Célinie est une véritable auberge espagnole. Chacun a son Céline et y met ses fantasmes. C’est du chacun pour soi et à couteaux tirés. […] Les délires de Céline incitent à l’hyperbole. » Serge Kanony, auteur d’un revigorant Céline ? C’est Ça !…, a mis le feu aux poudres quelques mois plus tard quand, poussé par un élan d’optimisme primesautier, il a tenté de me convaincre d’écrire un Dictionnaire amoureux de Céline. Bien qu’adressée à la mauvaise personne – Éric Mazet, à vos crayons ! –, cette belle suggestion a précipité les choses. J’ai pensé : pourquoi ne pas faire un recueil composé de textes rédigés par des lecteurs, une sorte de dictionnaire des amoureux de Céline ? L’absence d’ouvrages de ce genre dans la pourtant très riche bibliographie célinienne m’a conforté dans ce choix.

 Comment avez-vous contacté tous ces lecteurs ?

  Comme l’a fait remarquer David Alliot dans les pages de Spécial Céline, cela faisait quelques années que je « harcelais les lecteurs de Céline pour qu’ils le définissent en un seul mot ». Débutée au mois de février 2013, cette campagne de prospection à utilisé divers moyens et supports de communication : appels téléphoniques, courriers postaux, courriers électroniques, réseaux sociaux, manifestations culturelles et artistiques, annonces, bouche-à-oreille… Nombre de contributeurs ont également participé à l’opération en jouant les entremetteurs ou, à l’image de Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, en me transmettant quantité d’adresses mail. Au total, ce sont près de trois cents personnes qui, d’une frontière à une autre, ont été conviées à rejoindre le « Céline’s Big Band ».

 Avez-vous opéré un choix dans les textes ?

  
  Non. Si Céline écrivait pour être lu, il ne savait pas toujours par qui. Je me suis donc imposé une règle : abolir tout autre critère de sélection que l’intérêt porté à l’écrivain. Ce qui donne au final un panel de contributeurs très ouvert, transcendant notoriété, classes sociales (du gardien de cage à fauves dans un cirque à l’ancien secrétaire d’État, de l’artiste peintre au docteur en philosophie, en passant par l’employé, l’étudiant…), clivages politiques et idéologiques. Céline’s Big Band est par conséquent une œuvre s’adressant à un large public : aux lecteurs, amateurs ou érudits, comme aux historiens, aux sociologues, aux journalistes, aux psychologues et aux enseignants.

 Avez-vous tout de même écarté des témoignages ?

 
 Je me suis refusé de porter un jugement guillotin sur les témoignages dès lors qu’ils n’étaient pas hors sujet ou rédigés dans l’optique de régler des comptes. Inutile d’évoquer plus en détail les très rares contributions qui, validées, auraient empêché la publication de l’ouvrage.

 Quel mot avez-vous choisi et pourquoi ?

 
Les cent trois contributions de Céline’s Big Band ont la particularité d’être classées par ordre alphabétique, ce qui n’est pas une originalité en soi, je vous l’accorde. J’ai néanmoins demandé à chaque auteur de choisir le mot qu’il jugeait représentatif de son texte, et c’est la somme de ces traits d’union qui constitue la table des entrées du recueil. Afin d’être encore plus clair sur mes intentions (que l’on me pardonne d’être insistant…), permettez-moi de citer Henri Godard, préfacier de l’ouvrage : « L’ heureuse disposition des textes dans le recueil fait qu’on les lit tous du même œil. En effet, ils ne sont pas présentés sous le nom de l’ auteur ni classés selon l’ordre alphabétique de ces noms. À chaque auteur a été demandé le mot qui lui paraissait emblématique de son témoignage, et les textes sont présentés dans l’ordre alphabétique de ces mots.  À eux tous, ces cent trois mots dessinent comme les étoiles d’une constellation une figure de l’œuvre. Ce n’est qu’ensuite, le texte lu, qu’on découvre à sa suite le nom de l’auteur et les indications biographiques qu’il a livrées. »

 L’auteur d’un témoignage a bien résumé la difficulté de l’exercice : « Au risque de me perdre dans les méandres de la subjectivité, je prends le parti délicat d’écrire en quelques lignes ce que m’inspirent les textes de Céline. Mieux, il faut faire court et résumer d’un mot. Quelques syllabes. Un seul vocable ! L’exercice est loin d’être aisé. Céline en un seul mot !… Vous me voyez inquiet. Car les raisons qui m’ont conduit à lui sont si nombreuses et si indiscernables que je serais en peine d’en rendre compte en quelques phrases. Il me faut donc tricher pour contourner l’obstacle. »
 

 Le mot qui symbolise le plus fidèlement ma relation avec Céline est « Rencontre ». Pourquoi ? J’ai terminé ma contribution par ces quelques lignes : « La vie est faite de rencontres plus ou moins déterminantes. J’ai croisé la route de Céline il y a une vingtaine d’années, et je ne me lasse pas de cheminer à ses côtés. Ce compagnonnage est devenu essentiel. Si “ la littérature est d’abord la rencontre entre celui qui, par ses mots, dit lui-même et son monde, et celui qui reçoit et partage ce dévoilement ”, c’est à travers Céline que j’ai rencontré la littérature.

 Si la littérature “ se définit comme un aspect particulier de la communication verbale – orale ou écrite – qui met en jeu une exploitation des ressources de la langue pour multiplier les effets sur le destinataire ”, Céline représente le meilleur de la littérature. Pour finir, si “ la littérature se caractérise, non par ses supports et ses genres, mais par sa fonction esthétique, la mise en forme du message l’emportant sur le contenu ”, toute l’œuvre célinienne mérite d’appartenir à la littérature. Rencontrer Céline, c’est ainsi prendre le risque d’aimer la littérature. » Faut-il en dire plus ?


 Comment expliquez-vous une certaine retenue de la part des contributeurs à l’égard des pamphlets ?

 
Pudeur, discrétion, autocensure ou moindre intérêt pour les écrits polémiques, il m’est impossible de répondre avec certitude. Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux Draps sont néanmoins abordés dans bon nombre de témoignages, et parfois de façon très positive. Tel ce contributeur évoquant son goût pour Mea culpa : « Au-delà de ses innovations stylistiques, de l’argot de ses deux premiers romans, du tourbillon picaresque du Pont de Londres, de la petite musique et de la finis Europae de la “ Trilogie du Nord ”, le Céline que je préfère est celui de Mea culpa – c’est là, plus que dans les autres pamphlets, qu’il est vraiment seul contre tous. C’est là qu’il met l’homme devant soi, et ce n’est pas un beau spectacle. » Ou celui-ci qui, avant de lire Bagatelles pour un massacre, trouvait « Céline indigeste » : « Le déclic, l’envoûtement sont récents, il y a quatre ou cinq ans peut-être, aux alentours du demi-siècle d’âge. Et ce choc, je l’ai eu à la lecture de Bagatelles pour un massacre récupéré sur Internet et pas republié depuis la guerre, dont certaines pages sont hilarantes, d’autres d’une tendresse, d’autres d’une prescience, d’autres enfin d’une beauté extraordinaire, bref un chef-d’œuvre. Et j’ai avalé d’un coup la “ Trilogie allemande ”, les autres pamphlets, la correspondance, qui surpasse à mon goût, celle de Flaubert et de Voltaire, relu épaté le Voyage et Mort à crédit, enfin tout le reste de Céline, écrit par lui, avec des textes parfois fastidieux à la première lecture, mais qui ravissent à la seconde, comme Féerie pour une autre fois ou Guignol’s band, ou écrit sur lui. »

   D’aucuns évoquent les écrits de combats pour s’en offusquer : « Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres. À leur lecture, mes oreilles bourdonnent. Je transpire. J’admire l’œuvre d’un monstre. […] C’est dégueulasse ces choses-là, Ferdinand ! Comment t’as pu ? Tu me fais honte, Ferdinand. Je te vomis pour ça ! Tu as participé à leur inculquer la haine de l’autre. Comment as-tu pu ? Ferdinand !?! » D’autres s’interrogent, cherchent des explications : « Quant à savoir comment unir cet artiste – le visionnaire qui décèle les mensonges et l’envers des grands sentiments, capable en d’autres instants d’aimer tous les hommes et de déceler en eux des réserves inaccomplies d’amour – et le pamphlétaire qui éructe contre les Juifs en un temps où ils sont persécutés, humiliés, assassinés, je n’y suis pas parvenue. Pourtant je dois bien reconnaître que ces deux faces se rejoignent, qu’il s’agit du même homme ; alors j’imagine que ce délire antisémite est une façon d’exprimer sa fureur contre toutes les injustices et contre tous les abus de pouvoir, l’asservissement au grand nombre ? Ou bien peut-être a-t-il si bien pénétré le bon sens ou le mauvais sens commun qu’il participe à ses rancœurs, qu’il se satisfait comme lui d’un bouc émissaire sur quoi porter toute sa colère et se glorifier d’une vengeance aussi abusive que ce qu’il pourfend. »
  Alors que certains semblent ne pas en tenir compte : « Il y a un côté masochiste à aimer Céline quand on est juif. Si la Shoah n’avait pas eu lieu, nous n’aurions pas la même impression. La Shoah a rendu l’antisémitisme totalement incompréhensible. Si mes parents n’étaient pas venus à Toulouse, ils auraient été déportés à Auschwitz, c’est sûr. Je n’aurais pas été le même homme, je serais parti en Israël. Et je n’aurais peut-être plus été capable de lire Céline, tout aurait été changé. Mais comment juger de façon objective cette époque ? Il n’y a pas d’objectivité possible. Heureusement d’ailleurs, car nous ne pourrions plus apprécier Céline. Alors je passe outre. Ce salaud me fait rire. Et je m’en veux… Mais tant pis… Tant pis. »


  Pour quelles raisons les spécialistes universitaires de Céline sont-ils si peu représentés dans Céline’s Big Band ?

  
Tous ne sont pas absents – le premier d’entre eux, Henri Godard, a préfacé Céline’s Big Band –, mais ils sont en effet nombreux à ne pas avoir donné suite à mon invitation. Si Céline est une référence littéraire, dont la part d’ombre n’existe plus, ses lecteurs demeurent méconnus : on en parle, on les méprise parfois, sans les avoir rencontrés. Méfiance à l’égard du projet ? Pudeur ? Crainte de côtoyer des individus présumés « infréquentables » ? Il faudrait poser la question aux intéressés… Je m’interroge d’ailleurs sur l’absence de travaux ou de colloques savants consacrés aux lecteurs de Céline (à l’exception d’une thèse de sociologie, rédigée par Julien Grange : Céline d’un siècle l’autre : le trouble à l’œuvre.(1)
Un spécialiste a tout de même pris le temps de me répondre, et je lui en sais gré : « Cher monsieur je vous remercie de votre proposition, et comprends tout à fait, je crois, l’esprit de cette démarche. Mais je préfère pour l’instant m’en tenir, en ce qui concerne Céline, à des travaux de recherche proprement dits. Il me semble que le temps n’est pas venu de donner un tour plus subjectif à mon rapport avec Céline. Peut-être plus tard, qui sait ? Cordialement. »

  Qu’est-ce qui réunit finalement les contributeurs de ce recueil ?

  
Henri Godard a, me semble-t-il, parfaitement répondu à cette question : « Connus ou inconnus, et avec toute leur diversité, ils sont ici, à égalité, des lecteurs qui cherchent à dire ce que Céline a été pour eux lors de cette rencontre, et, pour presque tous, le reste de leur vie : non pas un écrivain pour écrivains, comme il en a périodiquement existé dans la littérature française, mais un écrivain qui, tout novateur qu’il est, et par là demandant parfois d’abord à son lecteur un effort d’adaptation, est capable de toucher quiconque, pourvu qu’il s’agisse d’un amateur de littérature. »

  A-t-il été difficile de trouver un éditeur ?

  Pierre-Guillaume de Roux a répondu très rapidement. Contrairement à d’autres éditeurs qui regrettaient l’absence de personnalités bancables parmi les contributeurs, ou ne jugeaient les textes que d’après des critères purement littéraires, Pierre-Guillaume de Roux a compris le caractère nouveau, inédit d’un ouvrage qui donne la parole aux lecteurs de Céline, quels qu’ils soient. La diversité des témoignages – qu’est-ce qui fait qu’un écrivain fascine autant de gens différents ? –, le choix d’une expression libre, adaptée à la sensibilité de chaque intervenant (fond, longueur et forme), autant d’arguments qui ont su le convaincre de publier ce recueil, « passionnant de bout en bout ».
 
   Pierre-Guillaume de Roux s’est par ailleurs montré très respectueux du travail accompli. Il aurait pu exiger un autre titre, voire une autre illustration de couverture que celle réalisée par Bastien Bastien, ce qui n’a pas été le cas. Ou modifier l’ordonnancement des textes, préférant au classement par entrées une classification par auteurs. Rien de tout cela. Nous travaillons en étroite collaboration et, comme l’a fait remarquer un ami : « Pierre-Guillaume de Roux est bien l’éditeur providentiel. Céline publié par de Roux, c’est mythique. »

  Dans quelles circonstances avez-vous découvert Céline et pourquoi une telle passion ?

 
 C’est au lycée que j’ai découvert Céline, au début des années 1990. Mon professeur de français, Jean-François Nivet, a eu l’idée saugrenue de faire étudier à ses élèves de première des extraits de Voyage au bout de la nuit. Les passages africains de Voyage m’ont alors procuré une sensation extraordinaire, inouïe, un genre d’envoutement. Comment expliquer semblable ensorcellement ? Je tente de l’expliquer dans ma contribution : « L’auteur de Mort à crédit m’interpelle, me décontenance, me stimule, me donne du courage, me décomplexe, me déculpabilise, m’enthousiasme, m’enchante, me tire vers le haut et m’extrait d’une existence ordinaire. Céline m’a chambouleversé : il est un exutoire, un antidote à la médiocrité, bref, c’est l’homme de ma vie. Son œuvre me paraît extravagante et invraisemblable, hors du commun, inclassable, inimitable et rare, donc unique, incomparablement stupéfiante, sans précédent, irremplaçable en somme. Un céliniste de la première heure, “ faux diable ” authentique, m’a mis en garde : “ Attention à l’ineffable ”. S’agit-il de cela ? »

  Comment définiriez-vous le génie de Céline ?

 
Une faculté créatrice hors normes, transcendante, capable de toucher un lectorat étonnamment varié, multiple, panaché. Qui peut en effet se targuer d’avoir un public aussi composite, bigarré, disparate que Céline ? N’est-il pas un cas unique dans la littérature française ? Henri Godard ne m’avait-il pas écrit, après avoir lu quelques extraits de ce qui s’appelait alors Dictionnaire des amoureux de Céline : « Si vous arrivez à faire un volume dont le centre de gravité serait ce genre de réactions, venant de la part de lecteurs de ce genre, ce serait un volume unique dans la bibliographie célinienne, et que Céline seul ou presque seul pourrait susciter » ?
  Les propos d’un membre du « Céline’s Big Band » vont dans le même sens : « Je me rappelle la confidence d’un bouquiniste : “ Je vends des éditions originales de Céline à des ouvriers. ” Et depuis trente ans, j’ai eu la surprise de rencontrer, au hasard de l’existence, de ces humbles qui ne sont les lecteurs que de Céline à qui ils vouent un culte exclusif. Je ne sais pas de commis-voyageur collectionneur de Montherlant ni de plombier lecteur de Proust. »

 
Pensez-vous qu’il est temps de publier les pamphlets en France ?

 
La question ne me semble plus d’actualité. Qui veut lire les pamphlets peut se les procurer très facilement, inutile d’attendre leur publication en France. Les Éditions Huit, un éditeur québécois, les a réunis dans une édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi, un universitaire français, sous le titre : Écrits polémiques. Publié légalement au Canada, cet outil de référence, indispensable, réunit sous la même couverture : Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps, Hommage à Zola, À l’agité du bocal et Vive l’amnistie, Monsieur ! Il est également possible d’acquérir des éditions originales, ou contrefaites, à moins de vouloir les télécharger sur Internet. On ne peut donc plus évoquer les pamphlets sans les avoir lus.

  Séparez-vous l’homme de l’œuvre, le romancier du pamphlétaire ?

 
Opérer des scissions arbitraires dans ce qui relève, à mon avis, d’un ensemble équilibré, cohérent et homogène, me semble dénué de sens. Il est toutefois possible, et certaines contributions de Céline’s Big Band le montrent, de s’intéresser d’un côté à l’homme et d’un autre à l’œuvre, de ne pas juger l’homme d’après l’œuvre ni l’œuvre d’après l’homme. On peut également apprécier l’œuvre sans pour autant connaître la biographie de Céline, et préférer le romancier au pamphlétaire, quand ce dernier n’est pas occulté ou rejeté. Est-il néanmoins pertinent d’opérer un véritable distinguo entre « romans » et pamphlets ? Pouvons-nous considérer Féerie pour une autre fois comme autre chose qu’un écrit polémique, sans parler de la trilogie finale ou de la thèse de médecine ?

   Y a-t-il une part de démoniaque dans l’œuvre de Céline (je ne parle pas des pamphlets) ?

  
L’œuvre célinienne est indéniablement sulfureuse, subversive et transgressive, comme l’attestent certains témoignages. Une contributrice a d’ailleurs choisi le mot « Subversion » pour définir son texte : « Ainsi, j’ai retenu de Céline la subversion. La subversion littéraire avant tout, qui a fait de Voyage au bout de la nuit un joyau et un nouveau départ pour la littérature française. La subversion politique, qui a fait de cet auteur un homme banni et haï, et pour laquelle j’ai entretenu une indifférence de principe. Et enfin la subversion affective, tendant toujours vers l’outrance, la violence, la destruction et la mort. » Un céliniste historique a quant à lui jeté son dévolu sur le mot « Transgressions » : « Dans la grande atonie ambiante, la mélasse de bons sentiments et de propos édifiants dans laquelle nous pataugeons, Céline est un recours. J’ai rencontré un célinien disant : “ J’aime moins Céline pour lui-même que par ce qu’il met en jeu. ”

  Je me souviens aussi du “ pied-rouge ” qui, révolté par la stupidité du socialisme islamique émergeant dans la toute neuve République algérienne, lisait à très haute voix des passages des Bagatelles choisis au hasard. Venu d’un milieu populaire de gauche, il avait trouvé en Céline son antidote. J’ai oublié les textes mais pas que cela a été pour le jeune bourgeois que j’étais une initiation. » Concernant les aspects démoniaques dans l’œuvre de Céline, on peut utilement se reporter à l’ouvrage de Denise Aebersold, Goétie de Céline : « … le bien équivaut au mal. Tout Céline est parcouru de ce postulat : le bien n’existe pas, sinon en tant que fausse fenêtre du mal… »

  Comment expliquez-vous que Céline ne soit pas resté un épiphénomène et qu’il soit devenu une sorte de borne littéraire chronologique avec un « avant » et un « après » ?

 
Outre la révolution du langage parlé, Céline a apporté une musique, un lyrisme dans la littérature française. Les linguistes n’ont pas fini d’étudier la richesse de son art poétique. Sans cette richesse stylistique, on ne parlerait plus de lui. Interviewant Jean Guenot pour Le Bulletin célinien, j’avais posé la question suivante : Céline a-t-il réussi à substituer sa voix à celle des autres ? La réponse du linguiste fut sans équivoque : « Il n’a cherché que ça. Il est arrivé sur une île déserte et quand il est parti, elle était entièrement peuplée. » Serge July, co-fondateur de Libération, ne disait pas autre chose sur France-Inter, le 1er octobre 1997 : « Sartre était le parrain de Libération. Mais pour le style du journal qui s’est démarqué de celui des autres journaux, il faut remonter à Céline, car c’est lui qui a écrit pour le peuple, qui a écrit en langage parlé. C’est lui le premier, c’est lui la révolution. »

  Pour J.-M.G. Le Clézio, Céline est incontournable : « On ne peut pas ne pas lire Céline. […] La littérature française contemporaine passe par lui, comme elle passe par Rimbaud, par Kafka et par Joyce. Céline appartient à cette culture continuellement naissante qui est en quelque sorte le rêve de la pensée moderne. » Michel Audiard disait vrai : « Le père Céline, on lui doit tout. Sans lui, aucun auteur actuel n’écrirait, ou alors comme Duhamel. » Quant à Frédéric Dard, il rendait à César ce qui est à César : « Céline, c’est le patron. » Last but not least, Georges Steiner, dans Le Figaro du 19 août 2013 : « Sartre disait, à juste titre, que seul Céline survivrait à sa génération. Dans D’un château l’autre, quand Bébert s’échappe à travers les flammes, c’est du Shakespeare. Quant à Proust, il torturait les animaux, ce qui m’horrifie profondément. Mais je n’imagine pas la vie sans Proust, Céline ou Wagner. Nous sommes profondément en dette devant ces monstres. » Etc.

  Si vous ne deviez choisir qu’un livre de Céline, lequel serait-il ?

  
Avec raison, Éric Mazet vous répondrait ceci : « Question idiote. Toutes les œuvres de Céline n’en sont qu’une : l’histoire du XXe siècle. Il a abordé tous les sujets brûlants qui sont, hélas, encore d’actualité. La nature humaine, l’éducation, les guerres, le colonialisme, la destruction des animaux, les errements de la médecine, l’émotion esthétique… » J’ai quant à moi un faible pour Voyage au bout de la nuit, le plus méchant de tous les livres de Céline. C’est un chef-d’œuvre littéraire qui, je le ressens intimement, m’accompagnera jusqu’à la fin. Il a non seulement été mon premier choc littéraire, mais plus encore un bouleversement intérieur, spirituel. Je ne vis plus de la même façon depuis que « ça a débuté comme ça ». Naturellement, d’un point de vue stylistique, Mort à crédit lui est supérieur.
  
   En 1937, pour défendre son deuxième « roman », Céline ne s’adressait-il à Jaroslav Zaorálek en ces termes : « En réalité, Mort à crédit est infiniment supérieur à tous égards à Voyage. C’est de l’expression directe, le Voyage était encore littéraire, c’est à dire merdeux, par plus d’un côté. La critique, comme le public, aime avant tout le faux, le simili, l’imposture. Il fuit l’authentique » ? À n’en pas douter, il avait visé juste. Et ce n’était que le début d’une odyssée stylistique sans pareille. Mais « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Pour reprendre les propos d’Henri Godard, « nous sommes tous partis du même choc. Le reste est affaire de situation personnelle. »


 
(Propos recueillis par Joseph Vebret, mai 2015, dans salon-littéraire.com).

(1) Julien Grange, Céline d’un siècle l’autre : Le trouble à l’œuvre. Éléments pour une approche multidimensionnelle des œuvres littéraires. Thèse dirigée par Pierre Le Quéau. Université de Grenoble, École doctorale SHPT – Sciences de l’Homme du Politique et du Territoire. Laboratoire de Sociologie de Grenoble EMC2. Émotion-Médiation-Culture-Connaissance. 21 février 2013. Déposée à l’IMEC.
 

 

 

 

                                                                                                                   ***

 

 

 

 

              JEAN MONNIER - Elizabeth CRAIG raconte Céline.

  Elle s'avance avec majesté. Sa silhouette, son maintien n'ont rien à envier à ceux d'une jeune fille. Dans le sourire qui illumine son visage ridé, il y a encore beaucoup de charme et de classe. Je me présente, je présente mon assistante... Elle me prend le bras, chaleureuse et amicale elle nous met à l'aise, tout de suite les distances sont effacées... nous sommes entre amis...

    Elle nous fait entrer dans son logis. Un intérieur simple mais confortablement arrangé et surtout très serein. Voilà où elle coule ses jours seule avec sa perruche.
 
   Contrôlant toujours tout avec une poigne de velours, elle nous indique où nous installer, et nous fait assoir, se plaçant entre nous, très digne. Cette dignité, cette présence royale est frappante... Oui nous sommes bien avec l'Impératrice, et l'Impératrice va prendre la parole.

 Jean Monnier. - Après la guerre il a été incarcéré.
 
 Elizabeth Craig.
- Je n'en savais rien... pourquoi ?

 Jean Monnier.
- Pour avoir collaboré.
(1)

 Elizabeth Craig. - Collaboré avec qui... était-il contre la France ?

 Jean Monnier. - Il était pro-Nazi.

 Elizabeth Craig. - Eh bien !... Il a toujours été pour les pauvres. Il était médecin et il n'a jamais pris un sou à ses malades ! Ce que je voudrais savoir, je sais qu'on l'avait mis en résidence surveillée au Danemark, pour quelles raisons ? Quelque chose au sujet des Juifs ?... Il n'était aucunement contre les Juifs... je connaissais bien tous ses amis, et il avait beaucoup d'amis juifs. Je ne peux pas comprendre qu'il puisse avoir été contre les Juifs.

 Jean Monnier. - C'est pourtant la raison pour laquelle on l'a arrêté.

 Elizabeth Craig. - Est-ce qu'il a dû rester au Danemark longtemps ?

 Jean Monnier. - Six ans et ensuite il a été extradé en France.

 Elizabeth Craig. - Il a fini sa vie à Paris ?

 Jean Monnier. - A Meudon, juste à côté de Paris.

 Elizabeth Craig. - C'est terrible, parce que je connais l'homme si bien et je sais qu'il ne pouvait rien avoir à faire avec quelque chose comme ça... de toute façon, j'ai mon idée... Quand est-il mort ?

 Jean Monnier. - En 1961.

 Elizabeth Craig. - ... il avait essayé de me joindre... à une certaine époque, mais vous savez que j'étais mariée et je voyageais beaucoup avec mon mari. Mais en 1944 je sais que j'étais en Californie du Nord. Qu'a-t-il pu faire pour se mettre tout le monde à dos comme ça... est-ce ce qu'il a écrit ?

 Jean Monnier. - Oui, ses écrits.

 Elizabeth  Craig.- Quand les Nazis ont occupé la France, que s'est-il passé ?

 Jean Monnier. - Il est resté à Paris pendant toute l'Occupation.

 Elizabeth Craig. - C'était un de ces guerriers qui vont se battre tout seul contre le Dragon... il était terriblement émotionnable.

 Jean Monnier. - Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

 Elizabeth Craig. - Il était toujours en train de combattre pour l'humanité, il était l'ennemi de l'autocratie, et se voulait le défenseur des petites gens... des gens qui souffrent, les exclus qui n'ont pas le droit à la parole. Il était médecin et, pendant les huit années que j'ai passées avec lui, je l'ai toujours vu soigner femmes et enfants pour rien, il leur donnait même de l'argent. Il abhorrait le gâchis causé par la corruption politique. Il pensait que si on élevait le peuple matériellement et moralement, la France pourrait devenir la première des nations, car c'était le pays le plus intelligent qui soit, mais malheureusement les Français étaient des faibles psychologiquement !...

   Nous pourrions parler de tout cela pendant des heures... enfin c'était ses idées, et c'était même son âme... mais il était timide... il était timide en amitié... car il voulait être aimé, mais il ne se sentait pas bien dans sa peau et il pensait qu'on ne pouvait pas l'apprécier trop longtemps... c'était un homme très modeste... plein d'idées... très poétique.
  S'il ne s'était occupé que de littérature, il aurait pu avoir une bonne vie, et ne pas se fourrer dans ces histoires qui ne le regardaient pas. Il me disait : " Je veux descendre au fond, tout au fond, voir ce qu'il y a dans le bas-fond des choses et des gens. " Il était pour moi un homme extraordinaire et merveilleux. Il aimait les femmes, mais il était comme ça ! Il pensait que la sensibilité féminine pouvait apporter quelque chose d'élevé à l'homme. Vous savez nous avons eu une bonne vie ensemble. On me demande maintenant pourquoi je l'ai quitté. Eh bien ! C'est parce que j'arrivais à la trentaine et il aimait la beauté physique.
   Tout le monde l'aime, mais chez lui c'était une passion un peu particulière et je savais qu'un jour je n'aurais plus cette beauté, à trente et un ans j'étais danseuse, mais je ne pouvais pas le rester jusqu'à soixante et onze ans. Je me suis dit, lui il a un grand avenir, alors c'est pour lui que je suis partie. C'était un véritable sacrifice d'une certaine façon. Je pensais qu'il m'oublierait très rapidement, car il y avait toujours quelques femmes à lui tourner autour, qu'elles soient française, allemande ou de toute autre nationalité. (...)

 Jean Monnier. - Vous pensez que Louis avait peur des Juifs ?

 Elizabeth Craig. - Louis, il admirait leurs capacités ; je pense qu'au fond il reconnaissait leur intelligence, mais il ne leur faisait pas confiance. Il me disait : " Ils sont faux... on ne sais jamais ce qu'ils pensent... " Ce qui est sans doute vrai... mais cela va dans les deux sens, tout le monde ne l'est-il pas ?... Et puis ils ont toujours été... Je ne sais pas grand chose sur les Juifs... on ne sait même pas d'où ils viennent... vous le savez, vous ? De toute façon, où que vous les mettiez ils réussiront toujours à faire pousser des roses.

 Jean Monnier. - Avez-vous remarqué que Louis ne les aimait pas ?

 Elizabeth Craig. - Je ne l'ai jamais senti, il ne m'a jamais rien dit qui puisse me faire croire cela. D'ailleurs il avait un très bon ami à la S.D.N., le Dr Rajchman. Je l'ai rencontré, c'était le patron de Louis. C'est lui qui a envoyé Louis faire tous ces voyages. On est souvent allé dîner avec eux. Je l'aimais bien. C'était plutôt le genre grand bureaucrate, sa femme parlait aussi bien l'allemand que le français, des gens très sympathiques. Mais c'est vrai qu'il aimait bien me faire des remarques un peu désobligeantes sur lui, mais il faisait aussi son éloge.

 Jean Monnier. - N'y a-t-il jamais eu un froid entre eux ?

 Elizabeth Craig. - Jamais, ça je le sais, quand il est parti de la S.D.N. ils se sont quittés en très bons termes. C'est lui qui l'a aidé à trouver son poste à Paris... Pendant toute sa carrière à la S.D.N. Louis était son protégé et il l'a aidé à obtenir un tas d'avantages qu'il n'aurait jamais eus autrement, et s'il a quitté la S.D.N. c'est justement parce que Rajchman avait été promu dans un autre service. Après cela on ne les a pas revus, mais c'est lui qui a aidé Louis à s'installer à Paris, et Louis lui en a toujours été reconnaissant. Mais c'est vrai il se moquait un peu de lui. Il disait toujours : " Il est très malin, il est très malin ", avec un petit peu de mépris. Je ne pense pas qu'il n'y aurait jamais pu y avoir un véritable sentiment d'amour et d'admiration entre eux, pas dans le vrai sens du mot.

 Jean Monnier. - En rentrant en France Louis a raconté que vous vous étiez donnée à un Juif.

 Elizabeth Craig. - Ah ! Bon ! C'était vrai ! Mais je ne le savais même pas, mais cela ne m'aurait pas fait changer d'avis. Mais si je l'avais su, je ne lui aurais pas dit. Il m'a fallu des années pour l'apprendre, personne ne le savait. Il avait beaucoup plus le type germanique qu'il n'avait le type juif, et c'était quelqu'un de très généreux, et surtout de très très amusant... c'était tout l'opposé de Louis. Je l'ai dit tant de fois que cela paraît bête à répéter encore une fois, mais c'est la vérité. Je me demande encore comment j'ai pu vivre tant d'années avec ce sens de la mort à côté de moi... Je ne sais pas... j'étais jeune, je n'y faisais pas trop attention... et je me disais : " Ça va passer, il ira mieux quand il aura fini son livre. " Mais je suis sûre que cela n'a jamais vraiment changé. Il n'était pas bien... je pense qu'il avait des problèmes de santé. Il avait attrapé la malaria et je pense que des choses comme cela comptent beaucoup dans l'état mental d'une personne...

 Il était fort comme un taureau et il avait l'air en bonne santé, mais je me suis souvent dit que peut-être cette maladie l'avait affaibli, lui avait donné conscience d'une vulnérabilité qu'il n'avait pas véritablement... Il avait attrapé cela en Afrique... Il y est allé deux fois... Il en a ramené de glorieuses histoires sur la beauté des princesses africaines. Je crois qu'il avait attrapé la fièvre la première fois, juste après la première guerre mondiale. Il était allé là-bas pour gagner beaucoup d'argent. C'était un endroit où l'on était très bien payé, surtout en Afrique française. Il aurait fait n'importe quoi pour gagner beaucoup d'argent... Il avait frôlé la mort...
 (1) Au titre de l'article 75.
  (Jean Monnier, Elizabeth raconte Céline, BLFC n° 11, Bibliothèque L.F. Céline, 3 nov. 1988
).


 

 

 

                                                                                               ***

 


 

 

      LA  DERNIERE  INTERVIEW  DE  CELINE

  Six semaines avant sa mort, Jacques d'ARRIBEHAUDE questionnait l'exilé de Meudon. Cet inédit, il le donna en exclusivité à Paris-Match le 23 mars 1995...

      La guerre de 14.

 Il vous est arrivé de participer à des patrouilles ou à des charges ?

 Des charges, oui ; des patrouilles, non.

 Avez-vous eu des citations ?

 Oui, la médaille militaire de 1914 ! Mais tout cela, la cavalerie, c'était se servir d'une arme périmée, un peu comme si on mettait en l'air des avions en bois...

 Vous partiez avec la lance ?

 Non, le sabre ! Le sabre de dragon. Mais ça n'a pas duré. Ils ont démonté toute la cavalerie en décembre.

 Vous avez parfois rencontré l'ennemi ?

 Oui, ça m'est arrivé. Même des Belges, qu'au début on ne connaissait pas mieux.

 Qu'éprouviez-vous alors ?

 Tout disparaissait dans la fatigue. Une énorme fatigue. Quand vous êtes si énormément fatigué, même en pleine force de l'âge, vous ne sentez plus grand-chose ; tout est émoussé. Et c'est comme ça que les gens étaient tués très facilement. Parce qu'après tout c'est une façon de s'en aller, en dormant. On était tous dans l'hypnose. A la fois par l'alcool - pas moi, mais généralement. L'alcool assommait déjà. Et puis, l'insomnie pendant si longtemps. Des insomnies pendant des mois ! Plus de raisonnement, de philosophie, de dialectique... On va... De la viande qui n'a plus de défense, qu'on tracasse trop. Eh bien, tuez-le, allez-y...

 Maintenant oui, il y a des tas de problèmes qui se présentent à l'analyse. Mais quand on commence à analyser, c'est fini ! Tandis que là, il n'y avait pas d'analyse du tout. Les gens allaient ; ils marchaient. Sous l'hypnose. Et la fatigue aidant, la fatigue plus la gnole, alors, en avant !

 Mais, au départ, il y avait eu un certain enthousiasme ?

 Pas dans la troupe, non. Ceux qui restaient, oui. La troupe, c'était simplement comme ça. Il y avait une discipline absolue qui n'était ni mise en question ni analysée. Rien... Ce n'était pas la peine.

    L'écriture.

 J'ai travaillé pas mal. On travaille ou bien on regarde. C'est l'un ou l'autre. Mais si vous travaillez, vous ne faites pas autre chose. Maintenant, on ne sait plus ce que c'est, le travail. C'est encore un truc que j'ai comme ça, parce que je ne suis pas d'une génération où l'on rigolait. Ça n'existait pas. Les distractions, c'était des choses de gens riches. Quand on était pauvre, on travaillait jusqu'à crever. C'était le destin. Mais je vois maintenant qu'ils ne travaillent plus. Alors ils ne savent rien. Oh, ils ont tous une petite envie, comme ça, de s'exprimer. Mais quand vous les mettez devant une feuille de papier, devant un pinceau ou un instrument, on voit surtout la débilité, l'insignifiance. Du jour où l'on s'est mis à apprendre sans douleur, le latin sans thème, le grec en dormant, on ne sait plus rien. C'est la facilité qui tue tout. La facilité et la publicité. C'est fini. Il n'y a plus rien. Il manque quelque chose : l'effort.

     L'art et la réalité.

 Le grand tort de la civilisation occidentale, c'est qu'on ne transpose plus. Elle travaille dans " l'objectif ", qui est tout le contraire de la création, vous comprenez ? L'avocat, l'acteur, l'homme politique sont faits pour " l'objectif ", mais je crois que la vraie création, c'est au-delà du réel, c'est ce qui est transposé. Il n'y a que ça qui compte. Tout l'art oriental repose sur ce principe absolu, tandis qu'en France il faut que la bouteille figure bien sur la table. C'est le " théâtre libre " finissant en combat de puces, l'esprit banquiste (NDLR : bonimenteur, saltimbanque) de plus en plus près du peuple ; c'est la fin, vous comprenez ?

 De la merde. C'est là le vice de notre civilisation et de l'art en général. Même dans " l'objectif ", personne ne peut plus faire ce que faisait Anatole France ni Monsieur Bourget ! Moi, je ne suis rien du tout et surtout je ne veux pas être l'objet de manifestations. Du tout, du tout. Je les fous à la porte ! J'en vois arriver : " Je viens vous voir pour... " Oui, à la porte ! Ils ne s'intéressent pas à ces choses, ils ne comprennent rien. Des obsédés. C'est ça l'obscénité. Montrer son cul, ce n'est rien. Mais ce côté de faire des confessions... Moi, quand j'en fais, je me barbouille de merde pour faire rigoler, mais c'est autre chose. Mais l'objectivité, c'est affreux !

 Pourtant, Dieu sait si je ne suis pas oriental. Mais il n'y a pas d'erreur parce que la vie est une saloperie abominable. La vie dans la vie ! Alors, le réel, " l'objectif " : à rayer ! Regardez la meilleure pièce de Molière, certainement Le Misanthrope. Eh bien ! ce n'est pas " réel " ni " objectif " ce qu'il raconte. C'est bien autre chose, bien au-delà dans l'émotion.

      Le bavardage et l'alcool.

 Ce qu'il faut : faire un effort. Mais ils ne veulent pas, les cochons ! Ils ne veulent pas et puis, ils ne sont pas en état. Ils aiment trop la vie, ils sont bien dans la vie ! Vous comprenez, le jour où l'on a fermé les monastères, on a fermé la patience, on a tout fermé. L'homme court après sa queue et son verre, et c'est fini ! Ah, pour le confort de votre foyer, que feriez-vous, madame ? Voilà, c'est tout. La radio, ça ne s'adresse pas aux milliardaires, ça s'adresse à des gens bien ordinaires. Et qu'est-ce qu'on entend ? " Ah ! Du confort ? Ce serait tellement mieux du violet garanti machin autour de votre pièce avec des ampoules Untel ".

   Il n'est question que de ça. Je ne parle pas de maladies, il n'y en a plus. La vie est éternelle, la vie commence à 40 ans. Boniments ! J'ai pratiqué en Amérique, je connais tout ça, je connais l'anglais aussi. Nous avons hérité tout notre côté dégueulasse des Anglo-Saxons. Avec leur politique d'optimisme. Et puis, nous avons conservé les vices du chrétien. Nous sommes des repus. Sauf évidemment la masse qui crève. Mais enfin, ils boivent. Et nous sommes aussi le peuple le plus alcoolique du monde. Alors... Ce qui tue aussi tous les médecins d'ailleurs. Le bavardage et l'alcool.

       Une seule loi : la loi biologique.

  Avec les Noirs, les enfants ne sont pas blancs ! Ils ne redeviendront jamais blancs... Si les jaunes avaient envahi la France au lieu que ce soit les Boches, et bien ! vous auriez ici... Ce serait jaune. Là, vous ne les voyez pas les enfants d'Allemands. Il y en a beaucoup dans les rues, mais vous n'y voyait rien. C'est le sang dominant qui compte. Alors on vient me dire, on va me raconter : " Vous savez, l'avenir de la France, c'est un fait que... " Merde, merde ! C'est un fond de teint, la race blanche, vous comprenez ? Un fond de teint ! Pas une couleur ! La couleur, elle est jaune ou noire ! Le Blanc est un individu fragile. D'ailleurs, le rêve de la religion catholique... bonne religion... le rêve du pape, c'est d'avoir des évêques noirs et jaunes.

  L'évêque de Brest, je viens d'apprendre ça récemment, c'est un Noir. Ah ! Vous ne vous doutez de rien, mais ce qui compte, c'est la loi biologique. Les autres lois, c'est de la connerie, on les refait. Même les lois physiques sont transitoires ; on découvre au bout du siècle que ce n'était pas tout à fait ça. Tandis que, nom de Dieu, il y a des milliers d'années et des centaines de milliers qu'il faut 36°8 pas 37 ni 32 ! Et puis, vous pissez tant d'urine par jour avec tant de centigrammes et de degrés de ceci ou de cela, et pas plus ou vous crevez ! Ça, ça existe ! Les autres lois n'existent pas, c'est du bavardage... "
   (Bulletin célinien n° 152, mai 1995)

 

 

 

                                                                                                                      ***

 

 

 

               ENTRETIENS avec NICOLE DEBRIE

  Vétéran du célinisme, Nicole Debrie (1928-2020) est l'auteur d'une des premières monographies sur Céline, préfacée par Marcel Aymé, excusez du peu. Auteur d'une thèse de doctorat sur les intuitions psychanalytiques chez Céline, elle n'a pas cessé depuis un demi siècle  d'approfondir sa connaissance de l'œuvre, n'hésitant pas à se colleter avec sa part maudite.
 Son essai sur l'enjeu esthétique des pamphlets, paru en 1997, demeure une référence. Cette femme de tête, qui est aussi une femme de cœur, a accepté de dialoguer sereinement avec un célinien de la nouvelle génération.

 Quand et comment avez-vous découvert Céline ?

 Je l'ai découvert à l'âge de 15 ans, très tôt, parce qu'il faisait partie de la bibliothèque d'amis médecins à Alger, et que je piochais dans la bibliothèque. Je l'ai tout de suite beaucoup aimé.

 Quel est le premier ouvrage que vous avez lu ?

 Voyage au bout de la nuit. Mais j'aime beaucoup Guignol's band. Il y a beaucoup de chansons dans ce roman.

 Vous dites l'avoir tout de suite beaucoup aimé. Quel souvenir gardez-vous de cette première lecture ?.

 J'avais l'impression qu'il me donnait à voir la vie. La mort aussi. J'ai toujours été assez obsédée par la mort. Les gens ne sont pas conscients de la mort, sinon ils ne rigoleraient pas toute la journée, hein ? Céline pensait tout le temps à la mort. Il disait d'ailleurs qu'il fallait faire une mort à crédit, c'est à dire justifier sa mort par une œuvre, comme si on avait une dette vis-à-vis de la mort, qu'il fallait la remplir avant de mourir

 Qu'est-ce qui vous a poussé, dès 1961, à entreprendre la rédaction d'une monographie sur cet auteur ?

 J'avais auparavant rédigé [NDLR : en 1960] un livre sur Montherlant dont j'aime beaucoup le théâtre. Je trouve qu'il a un très bon théâtre. Mon père faisait toujours enrager ma mère en lui citant des extraits des Jeunes filles. C'est par esprit de contradiction que je me suis attaqué à Montherlant. Après lui, je ne voyais pas d'autres écrivains que Céline. Mais Montherlant ne vaut pas Céline, c'est pas la même hauteur, c'est pas aussi grand.

 Vous ne considérez donc pas Montherlant comme un écrivain de la même importance que Céline ?
 
 Non. Mais c'est un écrivain qui a fait du très beau théâtre, de la belle tragédie. J'ai été le voir un dimanche matin, je savais où il habitait, j'ai
frappé à sa porte. Il sortait de sa salle de bain et m'a dit : " Je ne suis pas habillé, revenez un autre jour ". Je suis revenue et je lui ai dit que je désirais écrire un livre sur lui, surtout sur son théâtre. Ça l'a intéressé car il trouvait qu'on ne lisait pas assez son œuvre, qu'on était toujours en train de déblatérer sur lui parce qu'il avait été un peu collaborateur.
 Quand je l'ai informé que je rédigeais également un livre sur Céline, il m'a répondu qu'il n'était pas content, qu'il n'aimait pas le populisme [sic]. Je lui ai dit que ça n'avait rien à voir... D'ailleurs, il ne l'avait pas lu, il m'a d'ailleurs avoué qu'il ne l'avait pas lu. J'ai rétorqué que je n'étais pas d'accord du tout. Voilà.

 Vous étiez déjà une femme de caractère !

 C'est pas ça mais on a ses goûts.

 Pourquoi Céline, alors ?

 J'ai fait beaucoup de danse. A 20 ans, je suis passée à travers une dalle en verre, je me suis coupé tous les tendons, tous les extenseurs, donc fini la danse. Mais j'aimais beaucoup la danse. Et Céline, c'est de la danse, tout le temps. Même dans sa prose. Par exemple, quand il écrit l'arrivée de la nourriture à l'armée, on voit la nourriture cahotante arriver, on la voit marcher... Ou alors la cliente, dans Mort à crédit, qui tourne, qui vire, qui soulève tout ce qu'elle touche. Je pense d'ailleurs que Céline est allé voir les Ballets russes. C'est à peu près à cette période qu'ils étaient à Paris, et il a dû être frappé par ça aussi. La danse, oui.

 Vous avez dit que l'auteur de Voyage au bout de la nuit est " un immense poète. " Quels sont la vision et l'apport poétique de Céline ?

 La vision.

 Je rappelle que vous êtes la première à avoir souligné l'aspect poétique de l'œuvre de Céline.

 Oui. On s'attachait plutôt à ses polémiques... Céline arrivait à parler de choses impalpables. Le souvenir de Léon, qui monte progressivement dans sa tête... Cette façon d'évoquer le souvenir qui se matérialise peu à peu est extraordinaire. J'ai été beaucoup frappée quand il parle des gens qui travaillent la nuit, les étages de silence et les personnes qui travaillent en silence... Je regarde souvent par la fenêtre, et j'observe les individus qui, la nuit, font les bureaux... Tout ce monde inconnu que Céline connaissait, dont il avait conscience... Il avait conscience du monde du silence, de la nuit.

 Comment cet ouvrage a-t-il été accueilli lors de sa publication ?

 Pas d'échos particuliers. Juste un bon article dans Minute, rédigé par un garçon qui est mort d'un cancer. J'ai dû garder l'article, parce que c'est rare. Je n'ai pas beaucoup d'articles. Très peu... Je n'ai pas compris pourquoi je ne pouvais pas être éditée en collection de poche. Pour la vulgarisation, j'avais proposé à Gallimard, mais ils m'ont envoyée sur les roses. Il y avait un juif... Comment s'appelait-il ? Je ne me rappelle plus. J'ai une lettre de lui, on s'était engueulés.

 C'est d'autant plus étonnant que vous faites partie des pionniers à avoir travaillé sur Céline...

 Il y a le Belge, aussi...

 Il est vrai que vous partagez avec Marc Hanrez le privilège d'avoir rencontré Céline. C'est d'ailleurs pour lui parler de votre travail que vous êtes allée le voir à Meudon... Comment a-t-il réagi lorsque vous lui avez annoncé votre intention d'analyser l'aspect poétique de son œuvre ?

 Il était très content d'apprendre que je voulais parler de sa poésie. Marcel Aymé m'avait donné son adresse. Mais je n'avais pas l'adresse exacte, et j'étais allée à la gendarmerie. Marie Canavaggia m'avait dit de ne pas raconter à Céline que c'était la gendarmerie qui m'avait communiqué son adresse... J'ai été très bien reçue, sauf par le perroquet qui s'est ramené par terre, et tout à coup, tac ! Il a attrapé ma botte !

 Céline vous a-t-il fait un commentaire particulier ?

 Il m'a demandé ce que je lisais, et si je lisais Voltaire. Je ne sais pas pourquoi... J'ai dit oui, parce que j'aime beaucoup Voltaire.

 Dans un deuxième ouvrage consacré au natif de Courbevoie, Il était une fois... Céline, vous avez écrit qu'il s'était employé à " faire parler l'homme muet ". Quel sens donnez-vous à cette formule ?

 L'homme muet est tout ce qu'on cache. A soi-même, et aux autres. Céline s'est employé à dévoiler. Il a d'ailleurs écrit dans Voyage au bout de la nuit : " De nos jours, faire le " La Bruyère " c'est pas commode. Tout l'inconscient se débine devant vous dès qu'on approche. "

 Dans Quand la mort est en colère, vous expliquez que l'étude des textes polémiques de Céline, Bagatelles pour un massacre en particulier, permet de mieux comprendre l'esthétique de l'écrivain. Quel est l'enjeu esthétique des pamphlets ?

 Céline attaque tout ce qui est idéologique. Pour lui, la vérité, c'est l'émotion. Tandis que l'idéologie, c'est vraiment le traquenard, c'est ce qui limite et donne des œillères. On voit ça en ce moment, on est servi avec les socialistes. Ils vont nous faire prendre le rouge pour du vert, hein ? Il n'y a rien à faire... Le traquenard, c'est ça. Quand Céline rentre d'URSS, il évoque, à la fin de Mea culpa, " le nettoyage par l'idée ". L'idéologie, c'est ce qui permet de guillotiner les gens, de les fusiller...

 Pouvez-vous préciser votre pensée ?

 La guerre... Le commerce... On pourrait également évoquer la laideur. Céline s'en prend à l'objet publicitaire en disant qu'on peut en faire ce qu'on veut. Il est vrai qu'il y a actuellement une recherche incroyable dans la laideur. C'est pas croyable ! Même dans la mode, c'est vilain, très vilain... Bagatelles pour un massacre est un manifeste esthétique contre les idéologies, la laideur, écrit sous forme émotive et poétique...

 Cet ouvrage a-t-il ouvert de nouvelles perspectives de lecture des écrits polémiques de Céline ?

 Je n'en sais rien. Je n'ai pas eu d'échos...

 N'avons-nous pas en effet tendance à ne considérer que l'aspect antisémite et raciste de Céline ?

 Oh ! on trouverait plein de choses dans Zola. Je fais un parallèle avec Zola. Ce sont des critiques, des gens intelligents et sensibles. j'ai eu un peu de mal avec Zola qui était très mal vu par la droite, vous savez... Léon Daudet l'appelait le " Grand Fécal "... J'ai tout lu de Zola, tout. C'est un grand écrivain, vraiment. L'hommage à Zola est d'ailleurs la seule conférence que Céline ait faite...

 Les pamphlets sont-ils de grands livres ?

 Il y a dans L'Ecole des cadavres un florilège d'insultes extraordinaires. Si on veut renouveler son vocabulaire, il n'y a qu'à lire L'Ecole des cadavres, Bagatelles pour un massacre et Les Beaux draps sont également des grands livres.

 Pourquoi ?

 Ils sont poétiques. Dans L'Ecole, on parle du " petit chat mutin, lutin "... On voit aussi les files de gens en Russie qui attendent pour manger... Le vent sur la Neva, à la fin... Il y a des belles choses dans les trois... D'ailleurs, comme pamphlets, je ne sais pas si vous avez vu, j'ai situé Semmelweis, mais également Entretiens avec le Professeur Y qui est une charge contre la littérature contemporaine. " Qu'est-ce qu'il a fait ? Oh, il a baisé sa grand-mère... " Enfin, je veux dire, c'est une sacrée charge, et très comique en même temps.

 Ne vous mettez pas en colère mais...
 

 Non, non. Je me mets rarement en colère...

 ... que symbolisaient les juifs pour l'auteur de Bagatelles pour un massacre ?

 Alors...

 C'est une question importante, Céline en a tout de même beaucoup parlé...

 Oui, il en a parlé. Bon... Il y avait la concurrence avec sa mère, la marchande de dentelles... Le petit commerce... Le commerce, en tant que tel. C'est très curieux car Céline... C'était tout de même une espèce d'utopie... On ne peut pas supprimer le commerce... Comme il voulait supprimer l'argent aussi... Il disait : " Tant qu'il y aura cent sous... "

 Les juifs représentaient donc le commerce aux yeux de Céline ?

 Oui. Les banques...

 Le Capital ?

 Oui, sûrement... Les Américains... Céline disait qu'ils étaient tous juifs, que c'était " une nation de garagistes ivres, hurleurs, et bientôt complètement juifs. " Remarquez, on est très influencé par l'Amérique maintenant... Trop, vous savez... Et pas dans le bon sens.

 L'antisémitisme de Céline était-il une composante d'un ensemble plus vaste, à savoir le racisme ?

 Il faut dire, ils sont vilains. Les juives sont belles, souvent, mais les juifs sont vilains. Ils ne sont pas beaux... Céline les a décrits... Céline avait un goût pour la perfection physique qu'il admirait chez les jolies femmes. Quand il voyait ces gens... Ils ne sont pas beaux, hein ? Ils sont tordus...

 Pourquoi ne sont-ils pas beaux ?

 Les mariages consanguins, peut-être... Ou les privations... Ce sont des gens qui ont tout de même beaucoup souffert...

 Ca heurtait donc sa sensibilité ? Les juifs n'étaient pas beaux...

 Oui. Mais pas les juives.

 Justement... Comment analysez-vous le racisme de Céline ? Peut-on le rapprocher de l'idéologie nationale-socialiste ?

 Le racisme de Céline est spécifique mais il se rapproche tout de même, par moments, de l'idéologie nationale-socialiste.

 Son racisme se rapprochait donc de celui d'Hitler et des idéologues de la race du national-socialisme ?

 Oui. Je ne sais pas, c'est peut-être lié à l'arrivée de juifs venant d'URSS... Ils étaient pouilleux, misérables... Céline a-t-il été influencé par ça ? Par cette arrivée massive d'immigrés ?... Il y avait tout de même cette différence entre les hommes et les femmes... Il aimait beaucoup les juives, il a eu beaucoup d'amies juives...

 Son racisme serait donc lié à l'arrivée massive d'immigrés juifs ?

 Oui, oui...

 Et trouverait un écho dans celui prôné par l'Allemagne nationale-socialiste ?

 Ah oui, oui...

 Pensez-vous qu'il avait une vision raciste du monde ?

 Oui. Il a d'ailleurs écrit dans Rigodon que le blanc, c'est " un fond de teint ". Et que c'est le Noir qui allait gagner. Il a plus de résistance que les autres...

 Revenons à votre personne... Après avoir écrit trois ouvrages consacrés à votre auteur de prédilection, que pensez-vous avoir apporté à l'exégèse célinienne ?

 J'ai un peu décrassé Céline... Je l'ai un peu décrassé de ce qu'on projetait sur lui... On ne voyait en lui qu'un excité, un fou... Faut dire qu'il a passé bien des épreuves et qu'il était quand même très vulnérable. J'ai nuancé le portrait qu'on pouvait faire de lui à une certaine époque, en mettant avant d'autres aspects, occultés ceux-là, de son œuvre et de sa vie.

 Comment êtes-vous considérée par vos pairs, les céliniens ?

 Je n'ai pas de contacts avec eux, sauf avec Eric Mazet qui est un copain. Ayant appris que je travaillais à un ouvrage sur Céline, il était venu me voir, il y a longtemps... Mais sinon...

 Vous ne savez donc pas ce que les céliniens pensent de vous ?

 Comme je ne les ai pas tellement soignés... Godard, par exemple, que j'ai marqué au fer rouge. Céline avait écrit, en parlant des ivrognes, " ceux qui sont chlass en badine ". Dans Poétique de Céline, Godard avait traduit cette expression par " raide comme une badine ". Alors que ça voulait dire qu'ils bafouillaient, qu'ils ne pouvaient plus badiner, parler... Une badine, ça n'est pas raide. Il y a aussi des erreurs d'interprétation d'écriture dans Rigodon, mais ça, c'est Gibault.

 Il est vrai que vous avez été très critique envers les autres spécialistes de Céline... Vous avez commencé à en parler mais quelles sont les erreurs d'interprétation de l'œuvre que vous leur reprochez ? On peut notamment évoquer Philippe Alméras avec qui vous n'avez pas été tendre...

 Il ne voit que l'antisémitisme... Il y a d'ailleurs encore beaucoup de monde qui ne voit que l'antisémitisme chez Céline. Ça fait un écran... Et comme maintenant, c'est le pire péché, qu'il n'y en a plus qu'un... On peut faire ce qu'on veut, tuer sa grand-mère par exemple, mais il ne faut pas être antisémite ! C'est la dernière des choses à être, c'est vraiment le crime suprême ! Ils ne mettent d'ailleurs pas suffisamment Céline en librairie, pour trouver Voyage, c'est difficile. Les autres livres aussi... Guignol's band est superbe, il y a des choses magnifiques dans ce livre...

 Qui appréciez-vous parmi les céliniens ?

 Je ne les connais pas. Il y avait l'Anglais que j'aimais bien... Comment s'appelle-t-il ? [NDLR : Michael Donley]. Mais sinon, je ne les connais pas. Ça m'énerve.

 Pour quelles raisons ?

 Peut-être parce que je suis intolérante... Si on n'a pas mon optique, ça ne me plaît pas...

 Il y a des chapelles, et chacun défend son Céline, ce qui ne fait pas toujours avancer les recherches...

 Non, c'est vrai... Et l'autre, celui qui avait une librairie, comment s'appelle-t-il ?

 Emile Brami ?

 Oui. Qu'est-ce qu'il fabrique, lui ?

 Il a écrit deux ouvrages sur Céline.

 Oui, c'est ça. Je ne les ai pas lus...

 Il est également le trésorier de la SEC.

 Oui, il a récemment remplacé Mazet...

 Il a toujours une librairie, en partie consacrée à Céline.

 Il avait dit de mon ouvrage, Quand la mort est en colère, que c'était papier collé... Je ne sais pas ce qu'il a voulu dire.

 Moi non plus.

 Mais il n'aime pas Céline...

 Il aime l'œuvre de Céline. L'ouvrage qu'il emmènerait sur la fameuse île déserte est Mort à crédit. Il travaille par ailleurs activement sur cet auteur. Disons qu'il n'aime pas Céline de la même façon que vous...

 Oui, oui...

 Vous évoquiez tout à l'heure Guignol's band mais lorsqu'on vous lit, on a l'impression que, comme beaucoup d'amateurs de Céline, vous ne mettez pas sur le même plan les deux premiers romans et les suivants. Considérez-vous qu'ils ne sont pas d'une valeur égale ?

 Dans une interview, Céline dit à un moment donné qu'il ne peut pas expliquer ce qu'il a écrit mais qu'il va jusqu'à la grotte, qu'il dit " Ho ! " et que ça lui répond. Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ont en quelque sorte été dictés. De la même façon qu'on écrit un poème, c'est dicté. Tandis que les autres font appel à des récits, des souvenirs qu'on peut localiser. Dans Guignol's band, Céline parle des petites filles qui font la ronde sur les quais... C'est pas dicté, ça. C'est écrit mais ce n'est pas dicté. " Dicté " veut dire que c'est vraiment l'inspiration, tac ! le mystère de la création.
 Les autres sont faits de souvenirs et ne donnent pas l'impression de quelque chose venu d'une inspiration. Ce n'est pas une question d'authenticité... Ces deux livres sont sortis des profondeurs, et pour sortir ça de lui-même, Céline a dû travailler. Tandis que les autres sont un travail de mémoire. C'est moins profond, ça vient moins de lui-même...

 Les autres œuvres vous touchent donc un peu moins...

 Oui... Mais je les aime tout de même beaucoup. Enfin, c'est pas pareil. Il aurait voulu être musicien, Céline. La musique a un pouvoir que n'ont pas les mots. Il le montre d'ailleurs dès le début de Voyage, Bardamu est embarqué par la musique qui passe, hein ? C'est d'ailleurs pour ça que Céline triture les mots jusqu'à se les approprier. Et l'ordre des mots, pour en faire des notes, pour sa musique à lui.

 D'après vous, en quoi consistait le génie de Céline ?

 Il était doué d'une énorme compassion, ce qui lui permettait de ressentir ce que ressentaient les autres. Ce qui rend son œuvre émotive et lyrique.

 Pour qui écrivait-il ?

 Je ne sais pas si Céline écrivait pour quelqu'un... Peut-être écrivait-il pour l'objet en soi...

 Quel était son idéal ?

 Il avait un idéal de bonne sœur ! Jusqu'à la fin de sa vie, des gens allaient se faire soigner gratuitement chez lui. Dès qu'il y avait une bonne femme qui traînait, il la mettait dans son... chez lui... Elles avaient pas où coucher ? Allez hop ! Oui, un idéal de bonne sœur.

 C'était quelqu'un de charitable ?

 Charitable, oui... Il aimait secourir les gens, c'était quelqu'un altruiste.

 Vous m'avez dit précédemment qu'on avait du mal à trouver Voyage au bout de la nuit...

 C'est pas qu'on a du mal mais c'est jamais exposé. Ils ont une mentalité spéciale en ce moment. C'est pas contre Céline mais ils ont tout simplement une mentalité de journaliste. Il faut que ce soit nouveau ! Même si c'est mauvais. C'est pas parce que c'est nouveau que c'est bien, hein ?

 J'ai tout de même le sentiment, et c'est partagé par beaucoup de monde, que Voyage est devenu un classique. Jean Guenot a par ailleurs qualifié Céline d' " écrivain arrivé "...

 Je ne le crois pas. Si Céline était arrivé, il serait au Panthéon !

 Vous lisez Céline depuis maintenant de très longues années mais le lisez-vous aujourd'hui de la même façon qu'hier ?

 Non. Je lis des passages. Mon impression est toujours vive mais je ne le lis plus de façon continue.

 Quels sont les autres écrivains que vous appréciez ?

 J'aime beaucoup Marcel Aymé. Il est méconnu... Et Chateaubriand. Sinon, je ne vois pas.

 Vous avez pourtant beaucoup lu...

 Oui, mais je ne trouve plus tellement de choses à lire. Parmi les poètes, il y a Saint-John Perse. Mais il n'y a plus de poètes. Je n'en ai pas trouvé. La mécanique est passée !

 Dernière question, Madame Debrie. Que diriez-vous à Céline si vous aviez la possibilité de le revoir ?

 Je lui demanderais un nouveau pamphlet. Sur l'époque...

 Qu'est-ce qui vous déplaît dans notre époque ?

 Le conformisme. La laideur. C'est vilain... La peinture est atroce. Vous avez vu, la peinture prétendument contemporaine ? Un pamphlet qui serait un manifeste esthétique. Maintenant, tout est économique. C'est l'économie. Alors il faut remplacer l'économique par l'esthétique. C'est fou, hein ? L'économique, ça leur fait faire des conneries aux gens... Ils passent à côté de l'essentiel.

 Avez-vous d'autres choses à ajouter ?

 Je voudrais insister sur un aspect de Céline que l'on n'a pas assez mis en valeur : son réalisme fantastique. Pour éclairer l'association de ces termes contradictoires, je renvoie à la peinture de Hyéronimus Bosch que Céline admirait beaucoup. Comme lui, Céline se sert du réel mais en fait un usage fantastique. Les dames peintes par Jérôme Bosch sont bien des dames, mais elles chevauchent des poissons par exemple. Les amoureux sont dans leur bulle de bonheur au sens réel du terme. Ainsi Céline, décrivant les prostituées dans Voyage, résume son idée : " Ce sont des esprits d'insectes dans des bottines à boutons ". Ainsi Céline, dans Bagatelles, voulant décrire l'universelle puissance du banquier, présente Yubelblat parcourant les continents. Ainsi Céline, voulant montrer la cupidité de l'usurier de Guignol's band, le représente pendu par les pieds et refusant de régurgiter son or. C'est donc le réalisme qui sert d'appât au lecteur et lui fait " gober " allègrement tout ce qui l'accompagne.
          Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGE.

 (BC n° 368, novembre 2014, p. 17).

 

 

 

    ***

 

 

 

         ENTRETIENS avec Bruno DE CESSOLE.

 Bruno DE CESSOLE a été notamment journaliste au Figaro, à L'Express et au Point, et critique littéraire des Lettres françaises et des Nouvelles Littéraires. Il a dirigé La Revue des Deux Mondes. Il est rédacteur en chef du service culture de Valeurs actuelles et collabore au journal Service littéraire.
  Son roman L'Heure de la fermeture dans les jardins d'Occident a obtenu le prix des Deux Magots en 2009.

 - Par quel cheminement êtes-vous arrivé jusqu'à Céline ?

 Par paliers successifs : entre onze et seize ans , j'ai commencé mes lectures initiatiques, d'abord Tolstoï, Guerre et Paix, puis Balzac, Les Illusions perdues, puis une bonne partie du massif balzacien, puis Montaigne, me semble-t-il. Je ne me souviens pas comment je suis passé de ces lectures " classiques " au Voyage au bout de la nuit, qui n'était ni étudié ni recommandé au lycée.
  Je ne crois pas qu'on m'ait conseillé de le lire, peut-être avais-je été frappé par un commentaire critique, mais de qui ? Il se peut que ce soit Gaëtan Picon, dans son Panorama de la nouvelle littérature française, mais je n'en suis pas certain. Je garde seulement en mémoire l'édition " Blanche " de Gallimard que j'avais achetée et que je possède toujours, avec ses pages cornées, ses passages soulignés ou annotés au crayon.

  Je suis entré dans le livre comme dans un pays étranger où l'on pénètre en clandestin, et sans connaître la langue. Par rapport aux romanciers précités, Céline représentait une rupture complète. L'époque évoquée, les personnages, le style, le lyrisme, la vision du monde, tout était différent de ce que j'avais lu jusqu'alors, et ce fut un choc mémorable...

 - Vous aviez dix-sept ans et vous racontez dans Le Défilé des réfractaires que la lecture de Voyage au bout de la nuit fut un " dépucelage bien plus mémorable que l'autre "...

  Il est vrai, et j'en demande pardon au sexe prétendu faible, envers qui je suis redevable de bien des découvertes et des plaisirs, mais l'entrée dans l'univers du Voyage fut pour moi une révélation plus bouleversante que celle du mystère de la femme, dont je garde un moins vivace souvenir. Comment expliquer cette sensation unique, sinon par des métaphores approximatives ? L'impression d'un voile opaque qui se déchire, une lumière comme un laser trouant les ténèbres, l'éclairage brutal de ce qu'est la réalité de la vie, ses saloperies et ses épiphanies... Le dévoilement abrupt que l'humanité est animalité, que l'homme est mauvais dans son essence, mais aussi, par delà la tristesse sourde qui suinte du livre, ces moments de grâce éblouissantes, de désespoir, d'érotisme, de comique à pleurer...
 
  Et puis, le vertige du nihilisme qui balaie toutes les illusions idéalistes, les crétineries idéologiques, les fades promesses de tous les arrière-mondes. D'un coup tous les autres livres à venir dévalués, annihilés. En ce sens, rien de plus juste que le jugement de Céline sur le Voyage, dans sa lettre à Gallimard : " Une symphonie littéraire, émotive, plutôt qu'un véritable roman [...] Et du pain pour un siècle entier de littérature. " La modestie n'était pas le fort de Céline, mais qu'est-ce qu'une valeur qui n'a pas conscience de soi ?

 - Le choc fut tel, racontez-vous, que vous avez mis du temps avant de lire les autres livres de Céline... La peur d'être déçu ? Placez-vous toujours Le Voyage en tête de votre panthéon célinien ?

  Par peur de la déception, de ne pas y retrouver la même inoubliable musique, je n'ai pas voulu ouvrir Mort à crédit, seul roman de Céline que je n'ai jamais lu, et j'ai retardé de quelques années le moment de découvrir le reste de l'œuvre. Ce n'est que vers la trentaine, que j'ai abordé l'autre massif de l'œuvre : la trilogie allemande, D'un château l'autre, Nord, Rigodon. Et puis ce furent Casse-pipe, Guignol's band, Féerie pour une autre fois, les irrésistibles Entretiens avec le professeur Y, la correspondance enfin. Pourtant, ce ne fut pas le même éblouissement initiatique du Voyage, qui demeure une lecture primordiale, sinon séminale.
  Dans son très personnel et émouvant Testament de Céline, le sociologue Paul Yonnet raconte comment la lecture du Voyage le fit naître à lui-même, comment elle bouleversa et engagea sa vie. Après, dit-il, il n'y avait à ses yeux plus rien à lire et plus rien à écrire. Plus rien à faire non plus, sinon à survivre avec " cette richesse désespérante " qu'il lui avait transmise, mais qui avait ôté toute finalité à sa vie. Je ne saurais faire le même aveu, mais il est vrai que peu de livres ont laissé en moi un tel sillage.

 - Quels sont les écrivains qui ont exercé sur vous la même fascination ?

Je ne dirai pas la même, car le retentissement d'un livre sur un lecteur est unique, incomparable. Je dirai que j'ai été, différemment fasciné, par d'autres livres. Dans la littérature française, les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, Le Désespéré de Léon Bloy, dans le sillon duquel s'inscrit en partie, le lyrisme, le populisme, et le génie de l'invective célinienne, la trilogie de l'Homme libre de Barrès, la Recherche du temps perdu de Proust, bien sûr, Monsieur Ouine de Bernanos, La Semaine sainte d'Aragon, la Vie mode d'emploi de Pérec...
  Parmi les lectures étrangères, La Montagne magique de Thomas Mann, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, Au-dessus du volcan de Malcolm Lowry, La Crucifixion en rose d'Henry Miller, Le Maître et Marguerite de Boulgakov, Le Quatuor d'Alexandrie de Durrell, Sanctuaire de Faulkner... Chacune de ces œuvres m'a enrichi et marqué, mais pas autant que le Voyage, découvert à l'adolescence.

 - En quoi Céline a-t-il révolutionné la littérature ?

 Lui-même a vendu la mèche dans les Entretiens avec le professeur Y où il déclare : " Je suis qu'un petit inventeur, monsieur !... un petit truc ! [...] l'émotion dans le langage écrit !... Le langage écrit était à sec, c'est moi qui ai redonné l'émotion au langage écrit !... c'est pas qu'un petit turbin je vous jure !... retrouver l'émotion du " parlé " à travers l'écrit ! C'est pas rien... c'est infime, mais c'est quelque chose ! "
  Il ne s'agit pas bien sûr, de la transposition du langage parlé, populaire, dans la littérature - Céline n'est pas le Jehan-Rictus du XXe siècle -, mais d'une alchimie complexe, d'un travail obsessionnel sur la langue, infiniment repris et remanié, avec un souci maniaque du rythme et de la musique de la phrase, de la métaphore la plus parlante, de l'onomatopée la plus suggestive.
  Céline n'est pas à la littérature ce que Bruant fut à la chanson, c'est le plus grand jazzman de la littérature française. Et un rénovateur génial de la tradition précieuse, comme le fut aussi Jean Genet, encore que celui-ci a vieilli. Montherlant, qui n'aimait ni l'homme ni l'œuvre, a écrit que la langue de Céline lui apparaissait comme le comble de l'artifice. C'est exact, mais il n'a pas voulu voir que l'émotion qui la sous-tend n'est pas feinte, elle, à rebours de ses propres postures cambrées et du mensonge sur ses préférences sexuelles.

  Cela étant, on ne peut réduire la révolution célinienne à cette mirobolante invention de l'émotion transfusée dans le langage écrit, pas plus qu'aux trois points de suspension, dont on trouve trace, avant lui, chez quelques écrivains fin-de-siècle. Avec Féerie pour une autre fois, par exemple, le lecteur, chahuté, ensorcelé, est contraint d'admettre que le rêve insensé de Flaubert, " un roman sans sujet, ou presque ", qui tiendrait par la seule force du style, s'est réalisé. Cette révolution littéraire, dont il fut le fourrier iconoclaste, fait bien de Céline, avec Proust, l'un des phares littéraires du XXe siècle, et le dynamiteur des conventions sur lesquelles la littérature française s'est construite.
  Enfin, si Céline a chamboulé celle-ci, ce n'est pas seulement dans sa forme, mais dans sa raison d'être, en exprimant ce que Bardèche a nommé, dans une lumineuse formule, " l'interdit, l'innommable, le secret tragique de la bête humaine ", et ce " avec des mots proscrits ". J'ajouterai, cependant, que Céline, comme tous les grands écrivains, est un " gentleman-fermeur " : la porte qu'il a ouverte se referme après lui. De sorte qu'il ne peut exister ni héritage ni postérité de Céline. Et que tous ceux qui se réclament de lui se condamnent à n'être que des plagiaires, tandis que leurs livres ne sauraient être que des parodies, plus ou moins réussies.

 - Séparez-vous l'homme de l'œuvre, le romancier du pamphlétaire ?

  En ce qui concerne le Voyage, Céline ne s'identifie pas plus à Bardamu que Flaubert à Madame Bovary. Aventurier mythomane, partagé entre la fiction d'origines aristocratiques et la revendication de son appartenance au peuple, égoïste en amour, retors en affaires, autodidacte génial, " accablé d'orgueil " et humilié par ses contemporains, volontiers provocateur, mais peu courageux, persécuteur se sentant très tôt persécuté, convaincu de détenir l'atroce vérité et, partant, persuadé qu'on voulait sa mort, Céline s'est inventé une biographie symbolique justifiant ses écarts et ses délires.
  De Maurice Bardèche à Philippe Alméras, ses biographes ont tracé de lui le portrait d'un individu hâbleur, menteur, cynique, arrogant, bavard, d'abord tonitruant ensuite geignard, comédien et mythomane, râleur et mufle, bref Céline ou le prototype du parfait salaud. Irresponsable de surcroît, car " qu'est-ce qu'un écrivain qui n'accepte pas la responsabilité de ce qu'il a écrit quand ce qu'il a écrit a été mortel aux autres ? " souligne Bardèche, qui, il est vrai, réglait avec Céline les comptes de Brasillach.

  Au fil de ses tribulations Céline a superposé à la première image qu'il se faisait de lui-même - le cuirassier Destouches, volontaire pour toutes les missions dangereuses, héroïque, naïf et intransigeant - l'image fantasmatique d'un résistant à l'autre guerre, déporté en Prusse, martyr au Danemark, puis l'image d'un vaincu, d'une épave ballottée par les tempêtes de l'histoire, d'un Christ aux outrages ne croyant plus en rien si ce n'est, ô dérision, au prix Nobel de littérature et à la collection de La Pléiade.
  S'agissant du pamphlétaire, je n'ai pas lu tous ses pamphlets, et j'ai dû me contenter, pour certains, d'extraits et non du texte complet, de sorte que je ne puis porter un jugement autorisé. Mais, là encore, le romancier ne se confond pas avec le pamphlétaire. Pour ce que j'en ai lu, il me semble que les pamphlets céliniens, suite de coups de sang, monologue obsessionnel d'un maniaque, colère d'un homme de la rue, ne relèvent ni de la démonstration rationnelle, ni de la réflexion politique, mais de l'incantation panique.

  Une Cassandre hystérique prophétise la fin du monde, la décadence universelle et lance un anathème général contre tout ce qui n'est pas Céline. Par le mot " juif ", Céline ne désigne pas, du reste, un groupe ethnique ou religieux (Racine, Montaigne, Stendhal et Cézanne sont ainsi vitupérés). Comme le souligne Dominique de Roux, " le mot, à ses yeux, tient du magique. Il y loge toute sa peur " et le brandit comme une amulette afin d'exorciser le mal présent et à venir.

 - Vous écrivez à propos des pamphlets : " A se demander comment on a pu le prendre au sérieux. " Pourtant, même cinquante ans après sa mort, ces pamphlets, bien que non réédités, sont pris au sérieux , même par ceux qui ne les ont jamais lus et pèsent encore très lourdement... Malgré son génie, Céline reste un paria...

  Sans doute sont-ils pris au sérieux, précisément parce qu'ils n'ont pas été lus... Les Allemands, à ce que m'avait raconté Jünger, qui gardait un souvenir dégoûté d'une rencontre avec ce pithécanthrope éructant et crasseux, rebaptisé Merline dans son Journal de guerre, n'ont jamais pris Céline en considération, ils se méfiaient de lui et se sont bien gardés de l'enrôler dans leur " croisade " antisémite et raciste. Pas fiable, pas scientifique, pas " korrekt " l'individu qui avec son copain de la Butte, le peintre Gen Paul, se foutait publiquement de la gueule du " bien-aimé " Führer et ricanait de la " connerie aryenne ".
 
  Céline n'est pas comparable à Vacher de Lapouge, Houston Stewart Chamberlain ou Rosenberg, qui prétendaient justifier leurs théories par la science. Son racisme, son antisémitisme relèvent à la fois des hallucinations d'un hygiéniste compulsif et des hantises d'un pacifiste hystérique. Curieusement, c'est pour ses pamphlets que Céline se fit étiqueter d'extrême droite, alors que ses propositions pour guérir le corps social annoncent le programme d'un socialisme à la française - le célèbre " communisme Labiche " - et dénoncent un homme de gauche déçu, utopique, anticapitaliste, pacifiste, écologiste avant la lettre...
  Qu'ils soient toujours le plus accablant témoignage à charge contre Céline, resté paria emblématique, tient en partie au fait qu'ils restent clandestins, et donc entourés d'une aura sulfureuse, maléfique, qui attire les esprits dérangés ou pervers comme un cadavre pourrissant attire les mouches.

 - Que pensez-vous de la polémique autour de la " célébration nationale " et de la volte-face du gouvernement ?

  Cette " affaire Céline ", à la fois pathétique et risible, témoigne de l'imbécilité congénitale de la bureaucratie et de la lâcheté infinie de la classe politique française. Le livret des " célébrations nationales " - qui aurait gagné à s'intituler " commémorations ", ce qui désamorçait toute velléité de polémique - est préparé très en amont, il est donc invraisemblable que l'anniversaire de Céline soit passé inaperçu des plus hautes autorités du ministère de la Culture et de la Communication. De deux choses l'une : ou bien les fonctionnaires préposés ont fait preuve d'incompétence en sous-estimant l'impact que susciterait cette commémoration sulfureuse, ou bien ils témoignent d'une inculture crasse, voire d'une stupidité à front de taureau. Quant à la volte-face du ministre, elle n'est, hélas, pas surprenante. On peut juger légitime la réclamation dont Serge Klarsfeld s'est fait le porte-voix, mais la capitulation honteuse de Frédéric Mitterrand ouvre la voix aux revendications communautaires de toutes obédiences.

  A l'avenir, aucune " célébration nationale " ne sera à l'abri de semblables démarches et l' " affaire Céline " aura valeur de jurisprudence. Autant, dès lors, appliquer le " principe de précaution " dont notre bureaucratie use et abuse à tout propos, et mettre fin à ce rite commémoratif, par trop symbolique d'un pays qui, impuissant à se projeter dans l'avenir, trouve une compensation dérisoire à célébrer les fastes du passé.

 - Diriez-vous qu'il y a chez Céline une forme d'autodestruction, d'instinct de mort, de paranoïa, plus que des convictions politiques, qui le poussent à franchir toutes sortes de limites ?

  Assurément. Le fascisme de Céline c'est, au fond, un instinct de mort, un " éros du désastre " qui semble l'avoir précipité dans un camp qui, déjà, le jugeait suspect, indésirable et compromettant. Comment ne pas sentir dans les écrits céliniens une indéniable jouissance à désespérer et choquer à la fois Londres et Berlin? On sait le peu de cas que Céline faisait des idées : " J'ai pas d'idées moi ! Aucune et je ne trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! Tous les impuissants regorgent d'idées ! "
  Du bloc d'émotions et de visions apocalyptiques que représentent les pamphlets, on ne peut déduire une politique cohérente, pas même un corpus ordonné de convictions. Au tréfonds de lui-même, Céline espère la catastrophe qu'il fait mine de vouloir conjurer dans ses textes. Une phrase du Voyage, qui m'a longtemps hanté, résume cette attirance pour la transgression et le pire : " C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie : le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. "

 - Céline, un homme seul, un vaincu qui a transmuté ses échecs ?

  Oui, plus qu'un fou et qu'un traître, un homme seul, misanthrope et maudit, Cassandre de l'Apocalypse, comédien et sincère, qui est allé jusqu'au bout de ses délires et de sa déréliction, avec, sans doute, l'intuition que les défaites, les échecs, les malheurs, sont le creuset dans lequel un écrivain transmue le deuil de ses illusions en victoires littéraires. Et cela, c'est, à mes yeux, l'essence même de la littérature.

 - Finalement, Céline, ses écrits, ses colères, sa fureur, n'est-t-il pas à la fois le miroir de nous-mêmes, de la noirceur de l'homme, du Mal, et le miroir du XXe siècle qui fut un siècle meurtrier ?

  Céline, c'est un révélateur chimique. Il met à jour les secrets de famille honteux de la société, tout le refoulé d'une époque déchirée par des contradictions et des hantises qui reflètent celles d'un siècle de fer et de sang. Ce blasphémateur absolu qui répétait après Renan que le " pire est toujours certain ", il était juste qu'il incarnât, aux yeux des éternels pharisiens, le bouc-émissaire idéal. Comme son ami Le Vigan, se prenant pour la réincarnation du Crucifié, il n'est pas sûr que Céline n'ait pas désiré cette montée au calvaire jalonnée par les crachats de la meute.
  Dans son éblouissant essai, La Mort de L.-F. Céline, Dominique de Roux écrivait : " Céline est ce larron de l'Evangile, maigre et rompu, coupable certes, comme la taupe qui éventre le gazon. Ce fut lui le juif, une fois entendu qu'il porterait les fautes de la multitude, qu'il fixerait sur lui la haine de son époque. "

  C'est l'impérissable et ambiguë grandeur de Céline que d'assumer encore l'horreur d'un siècle, la culpabilité de toute une société et d'avoir été, comme ne peut s'empêcher de l'inscrire à son crédit, l'un des plus représentatifs de ses contempteurs, Bernard-Henri Levy, " ce même paladin d'ordure ou, parfois, de vérité " qu'on lapide après qu'il a joué son rôle, impur, mais nécessaire.
  Si Céline croupit toujours dans les derniers bolges de l'Enfer, c'est moins pour ses errements politiques et ses fantasmes racistes que son langage métissé, libertaire, subvertissait en sous-main, que pour avoir été la bouche d'ombre sacrilège qui osa dire, à contretemps, la férocité naturelle de l'homme, le mensonge fondamental de  la société, la novice illusion du bonheur, la stupide chimère de l'espoir et " le vide du ciel où rien ne luit ".
  Voilà ce que nos contemporains hypocrites et vertueux, obstinés dans leur dénégation de la réalité, acharnés à nier le travail du négatif, ne lui pardonnent pas, ne lui pardonneront jamais.
 (Entretien inédit, in Joseph Vebret, Céline l'Infréquentable, Jean Picollec, mai 2011, p. 75).

 

 


 

                                                                                             ***

 

 

 

          ENTRETIEN AVEC COLETTE DESTOUCHES

  En mai dernier, Colette Destouches, fille unique de Céline, nous faisait l'honneur d'assister à notre Journée Céline, à Paris. C'est toujours avec beaucoup d'émotion qu'elle évoque son père. Nous reprenons ici l'entretien qu'elle a accordé à Paris-Match l'année passée.

 Quel premier souvenir gardez-vous de votre père ?

 J'avais un peu plus de 3 ans. A Rennes, où nous habitions, je m'étais faufilée dans le placard de ma mère et m'étais habillée de ses robes du soir. J'avais tout déchiré. Quand mon père est rentré, il m'a dit : " Tu n'as jamais eu de fessée. Eh bien, tu vas l'avoir ! " Et je l'ai eue. Une fessée exceptionnelle.
  A peu près à la même époque, j'ai éprouvé un véritable émerveillement quand mon père a écrit pour moi son premier livre, " Le petit Mouck ".
(1) C'est le début de sa vocation d'écrivain. Ma mère, qui avait fait les Beaux-Arts et était très douée, illustrait le conte. J'ai le souvenir d'un père très tendre, dont je ne comblais sûrement pas les attentes. J'avais du mal à l'atteindre. Ce sentiment s'est dissipé quand j'ai eu 17 ans. Un autre souvenir... J'avais environ 5 ou 6 ans au moment du divorce de mes parents. J'ai entendu : " Tout cela, c'est fini, c'est terminé. " J'ai demandé à ma grand-mère : " Qu'est-ce qui est terminé ? " Elle m'a répondu : " Le mariage de tes parents, mon petit chou. "

 C'était en fait la séparation d'avec un fantôme, un père vagabond...

 Mon père venait en train depuis Paris. Souvent avec Elizabeth Craig, la deuxième femme de sa vie. J'avais beaucoup d'affection pour elle. Ils descendaient à l'hôtel et lui venait me voir. Il rencontrait aussi ma mère.

 Vos parents n'étaient pas brouillés après leur divorce ?

 Absolument pas. Leur séparation était un divorce " arrangé ", comme on parle des mariages " arrangés ". Mon père était toujours ailleurs. La fin de ses études de médecine à Paris, puis les missions pour la S.D.N. (la Société des Nations) l'éloignaient sans cesse. Le grand-père Follet a dit : " On va arranger ça ". Pour cet anticlérical, le divorce n'était pas une tare. Connaissant tout le monde au palais de justice, il a tout réglé. Mon père n'était pas là. Il est rentré, comme d'habitude, le sourire aux lèvres. " Oui, j'étais au Cameroun... C'était très bien... Ils sont très noirs... " On ne tirait rien de plus de lui ! Grand-père lui dit : " Edith a divorcé. "
- Impossible, je n'étais pas là.
- Si, si, je me suis occupé de tout. Tu ne vas pas te fâcher pour ça : c'est fait. "
 Mon père m'a dit par la suite qu'il avait très mal pris la chose.

 Edith et Louis, vos parents, ont donc divorcé malgré eux ?
 

 A peu près. Ils s'entendaient très bien, et cela allait durer jusqu'à la fin de leurs vies. Après le retour de mon père du Danemark, en 1950, ma mère qui ne savait pas où il était, me téléphone pour me dire : " Je n'y comprends rien, chaque main je reçois un bouquet de roses. J'ai normalement passé l'âge de ce genre de choses. " Puis, un jour, mon père est arrivé chez elle. Les roses, c'était lui. Comme deux petits vieux, ils se sont pris les mains : ils s'étaient retrouvés.

 Après le divorce, vous avez donc continué à voir votre père ?

 Enfant, je le voyais même à Genève, où il travaillait pour la S.D.N. Il était très pris et Elizabeth avait sa danse. J'étais si seule que, dans le parc de la Société des Nations, je passais le temps en faisant des robes en feuilles mortes pour des fées. Obsédé par l'hygiène, mon père exigeait que je reste dehors le plus possible, " au bon air ".
 Après, il a commencé la médecine générale à Choisy
(2) puis il a choisi de travailler en dispensaire. C'était plus " facile ", disait-il, et " ça le prenait moins ". Il avait surtout en tête d'écrire. Dès 1930, il était totalement absorbé par son premier roman Voyage au bout de la nuit. C'était un autre homme. Quand j'arrivais chez lui pour y passer une semaine, il m'accueillait avec un grand sourire, mais je savais qu'il était soulagé de me voir partir. Il n'avait la tête qu'à son écriture.

 N'a-t-il pas été un bon grand-père pour vos propres enfants ?

 Après son jugement, quand il est rentré en France, il était hébergé par les Marteau, boulevard Maillot, à Neuilly (3). Quand je suis arrivée là, dans le grand hall décoré par des fresques inspirées du Voyage, j'ai rencontré une ombre : mon père. Je lui ai dit un peu plus tard : " Tu as des petits-enfants. Cela peut te consoler ". Il m'a répondu : " Non, je ne veux créer aucun lien nouveau, plus rien d'affectif. " Il n'en avait plus la force. C'était une loque brillante. Il disait : " Je ne suis plus qu'un carabin. "

 Est-ce qu'il vous écrivait des lettres ?

 Oui, bien sûr, dès que j'ai été capable de lire. Dommage, je ne les ai plus (4). Et lui qui ne savait pas dessiner me faisait des clowns, des choses comme cela.

 Vous avez 12 ans au moment de la sortie du Voyage. Vous ne l'avez pas lu aussi jeune...

 Si, bien sûr. Je l'ai vu fabriquer et je l'ai lu. Je crois que j'étais en sixième. J'ai été élevée sans pruderie. Chez nous, on ne mâchait pas les mots. Par ailleurs, mon père était très intransigeant sur mes lectures. Il exigeait que je lise des auteurs comme Stevenson, qui m'ennuyait beaucoup. Quand je lisais des romans de mon âge, il me disait : " Laisse tomber ça. Lis Rabelais ! "
 De la période du Voyage j'ai des souvenirs très précis. A l'époque, le départ d'Elizabeth et sa rupture avec mon père m'ont rendue malade. C'était en 1934. J'ai fait une dépression. Ma mère était venue habiter Paris, rue Vaneau. J'allais chez mon père, souvent à pied. Je dormais chez lui, rue Lepic. Il était très malade. Une sorte de dysenterie interminable. Nous discutions de mon travail en classe. Il lisait mes rédactions et disait le plus souvent : " Tu n'iras pas loin comme ça... " Les réprimandes s'arrêtaient là. Il avait dit un jour : " Je crois que c'est une fille qu'il ne faudra jamais battre. "
 Très jeune, à Rennes, j'avais eu la typhoïde
(5). Mon père était à Paris. Il a débarqué en vitesse avec une azalée sous le bras. Me voyant si mal, il a cru que j'étais perdue et s'est mis à pleurer sur mon lit. Ça, c'était lui.

 Est-ce que votre père avait, pour vous, une ambition artistique ?

 Sur un seul point. Il m'a dit : " Ne fais jamais de littérature. On y laisse sa peau. Si tu veux vivre normalement, ne t'occupe pas de ça. "

 Quand vous parlez de Céline, vous décrivez un personnage qui écrit dans la douleur, l'épuisement... Beaucoup de ses biographes estiment qu'il y a une grande différence entre Céline et Bardamu et que, finalement, il n'est pas vraiment dans ses livres.

 C'est faux. Pour moi, l'homme que je connaissais est dans ses livres. Je ne dis pas que les détails de la vie prêtée à Bardamu soient ceux de la vie de mon père. Non. Mais spirituellement, c'est lui, dans le Voyage et Mort à crédit.
 

 On lui avait promis le Goncourt. En fait, c'est Guy Mazeline , un auteur Gallimard, qui a reçu le prix pour Les loups. Les biographes ont donné plusieurs versions de l'attitude de Céline ce jour-là.

 Ce qui est amusant, c'est qu'en dehors de François Gibault aucun de ces biographes, que je suppose pourtant soucieux de précision, n'est venu me voir... Le dernier en date me fait passer des vacances avec mon père à Dinard, alors que nous étions avec Elizabeth à Saint-Jean-de-Luz ! Le jour où mon père a " manqué " le Goncourt pour le Voyage, j'étais avec lui et ma grand-mère à faire le pied de grue devant chez Drouant, dans l'encoignure d'une porte. Je tenais dans la main un grelot en nacre avec une boule en argent, provenant d'un berceau, quelque chose pour amuser les bébés, et que mon père, dès l'enfance, avait pris comme fétiche.
  Dans les occasions importantes, il le fourrait toujours dans sa poche. Quand on a donné le nom de Mazeline, mon père a jeté le grelot dans le caniveau. C'est moi qui l'ai récupéré. J'en ai fait cadeau à l'un de mes fils...

 Comment se fait-il que, au cours des interviews, votre père se présentait souvent comme un damné de la terre, venu du prolétariat, ce qui est faux ?

 Je crois deux choses. D'abord qu'il aimait se f... du monde. Ensuite qu'il s'est vraiment pris pour Bardamu. La sortie de Mort à crédit a été horrible pour moi, il y avait là-dedans des choses épouvantables pour sa mère. Il lui avait d'ailleurs interdit de lire le livre. Heureusement, elle a obéi. Il y avait du Bardamu dans mon père, mais il y a aussi beaucoup de littérature dans ses livres. Là-dessus, nous n'étions pas souvent d'accord. Par exemple, il n'aimait pas L'Eglise, sa pièce qui a servi de base au Voyage, mais il aimait Guignol's band et Le Pont de Londres [NDLR : la suite posthume de Guignol's ainsi baptisée par Robert Poulet]. Je trouvais ça illisible.

 Comment travaillait-il ?

 Sa littérature, il la parlait. Le soir, quand j'étais rue Lepic, il se couchait à peu près en même temps que moi dans un lit proche du mien. Puis, une heure plus tard, il se levait et parlait tout seul, il mettait ses idées en mots. Et il écrivait sur les murs, partout sur le papier peint, tout ce qui lui passait par la tête. Ensuite, il venait piocher ses notes pour les mettre dans son livre. Vous savez qu'aujourd'hui encore, à propos du Voyage, il y a toujours une question que je regrette de n'avoir jamais osé lui poser : je suis convaincue que Robinson, l'autre héros de son livre, est un double de lui-même... Ce fugitif.

 Il fuyait peut-être parce qu'il était incapable de supporter ses ambitions. Si on l'écoute, il veut mettre la société par terre et tout reconstruire.

 Je ne le vois pas comme ça. Il était aussi très content de faire du bla-bla. Vous savez d'ailleurs qu'il a dépassé les doses...

 Ce " révolutionnaire " n'a jamais appartenu à un groupement politique...

 Je ne crois pas. Mais il aurait mieux fait de ne pas s'occuper de " philosophie " politique, parce que, franchement... Oh ! Il y est allé tête baissée. C'est pour cela que je préfère me souvenir de Louis que de Céline. Il était si destructeur... Quand j'étais toute petite, il me disait : " La justice, ça n'existe pas. Ne t'avise pas de dire " j'ai pas fait çi, j'ai pas fait ça... "

 S'intéressait-il à l'art contemporain ?

 Pas du tout, c'était un classique. Breughel... voilà son goût.

 Pas d'intérêt pour la poésie, pour un homme comme Apollinaire ?

 Oh, aucune indulgence pour ce genre de gens ! Je vous dis, il n'y avait que Rabelais qui passait la ligne.

 Le cinéma ?

 Il y allait mais ne restait jamais jusqu'à la fin. Nous allions au Paramount. Au milieu de la séance, il me disait " ça te plaît ? " Je répondais : " Non. - Ben alors, on s'en va. " Contents, nous rentrions à la maison. Nous allions aux Folies-Bergère. Il avait une grande admiration pour le corps des danseuses, le dessin de leurs muscles.

 Quels étaient ses grands principes d'éducation ?

 Ils étaient simples. Un jour, il m'a écrit : " Il faut que tes enfants apprennent la boxe et les langues étrangères. Le reste ne sert à rien. "

 Dans une lettre à Mikkelsen, son avocat danois, il écrit à votre sujet : " Explique à Colette que je sentais venir le cyclone et que j'ai brisé brutalement avec elle parce que je ne voulais la mêler, en rien, à mon destin. " (6).

  Il avait très peur de me compromettre par son antisémitisme.

 Vous n'avez jamais évoqué le sujet avec lui ?

 Non. J'en comprenais mal l'origine. Je sais seulement qu'il a eu de gros ennuis avec un collègue juif du dispensaire (7). Avant cela, en dehors du fait que dans la famille Destouches on était antidreyfusard, je n'avais jamais entendu la moindre invective. Il s'est brisé dans cette affaire-là. Un jour, son ami Brochard (8) est venu lui rendre visite à Meudon, pour l'aider. Mon père était là, ne parlait pas. Brochard lui disait : " Tu vas bien ? " Pas de réponse. Puis mon père lui a enfin répliqué : " J'étais en train de regarder dehors car je crois bien que c'est mon enterrement qui passe. "

 Et c'est pourquoi vous préférez vous souvenir de Louis ?

 Oh oui ! Pour ma mère, comme pour moi, cette histoire a été trop dure. Je ne le reconnaissais pas. A aucun point de vue. Il avait été martyrisé. Par lui-même.
 (Propos recueillis par Jacques-Marie Bourget).

 (1) Reproduit, avec cet entretien, dans Paris-Match le 31 mars 1994, sous le titre " Le premier texte de Céline ", pp. 58-65.
 (2) Avant d'ouvrir un cabinet médical à Clichy, Louis Destouches avait, en effet, songé s'installer à Choisy-le-Roi.
 (3) Paul Marteau habitait, en réalité, boulevard Maurice Barrès, à Neuilly. Ces fresques étaient sans doute dues à Jean Dubuffet, grand ami de Paul Marteau et fervent admirateur de Céline.
 (4) Colette Destouches n'a conservé que les lettres que son père lui adressa après la guerre.
 (5) Dans son mémoire sur La Déformation du réel dans l'œuvre de Céline (Université Paris IV, 1972), Eric Mazet a tracé un parallèle avec la typhoïde du petit Bébert dans
Voyage au bout de la nuit.
 (6) Lettre datant du 21 mars 1946.
 (7) Sur Grégoire Ichok (1892-1939), voir le premier tome de la biographie de François Gibault, (Le Temps des espérances (1894-1932), Mercure de France, 1985, pp. 283-288).
 (8) Marcel Brochard qui a donné un témoignage sur la période rennaise dans les
Cahiers de l'Herne.
 
 (BC N° 157, octobre 1995, p. 17).

 


 

 

  ***

 

 

 

 

          ENTRETIEN AVEC LUCETTE DESTOUCHES

  Interview que " Madame Céline " a accordé à Jean-Claude Zylberstein en 1969.

 La célèbre maison de la route des Gardes à Meudon où Louis-Ferdinand Céline vécut sous la plaque de Dr Destouches ses dix dernières années, domine de toute sa hauteur le jardin par lequel on y accède. Elle porte encore vive les traces d'un violent incendie : fenêtre sans carreaux, noirs plafonds éventrés, embrasures à demi effondrées. Madame Lucette Almanzor " Professeur de danse classique et de caractère " ainsi que l'annonce une grande pancarte que l'on aperçoit de loin en arrivant, s'est réfugiée pour sa part dans une sorte de volière, hâtivement rapiécée à l'aide de quelques pièces de bois.

 Comment faites-vous Madame pour survivre dans ce cadre ?

 Oh, mais je ne me plains pas ! J'ai vu pire, et quand on a touché le fond, vraiment le fond, de la misère, on est en mesure de supporter bien des choses, sans trop s'en émouvoir. Vous savez, au Danemark, nous vivions, Louis et moi, dans une pièce qui n'était pas plus grande que cet endroit-ci, sans chauffage et sur le sol battu éclairés d'une seule bougie. Et avec juste de quoi s'alimenter. Alors, maintenant je ne trouve pas ça si terrible.

 Sont-ce vos talents de danseuse qui vous firent d'abord apprécier par Céline ?

 Non, non, nous nous sommes rencontrés par hasard chez des amis communs, peu après la publication de Mort à crédit. J'étais de retour d'une tournée aux Etats-Unis, un pays que Louis connaissait et nous en avons parlé tout naturellement. Ensuite il a demandé à me revoir. Je dois dire qu'il m'intimidais beaucoup. Pendant un an et demi nous nous sommes revus de temps en temps sans que pour ma part je songe à quoi que ce soit de sérieux. Et puis un jour... Je crois que c'est par sa bonté qui était immense, qu'il m'a le plus touchée.

  Vous n'ignorez pas que cela peut paraître paradoxal d'évoquer une telle qualité à propos de l'auteur de Bagatelles pour un massacre.

 Ce que je voudrais dire à ce sujet, c'est qu'en 1937, et en général dans les années qui ont précédé la guerre, il y avait beaucoup d'Israélites parmi les producteurs d'armes. C'était d'ailleurs un médecin juif collègue de Louis à la Société des Nations qui le lui avait confirmé. Pour Céline, s'attaquer aux juifs, c'était s'attaquer aux fauteurs d'une guerre dont il pressentait qu'elle serait horrible. Et puis il faut dire aussi que Louis venait d'une famille de petits -bourgeois où l'antisémitisme était de rigueur, on y était antidreyfusard et maurassien. Il n'était pas le seul d'ailleurs.

 Maintenant, après l'horrible chose qui s'est produite pendant la guerre, dans tous ces camps de concentration, on ne peut plus juger rétrospectivement. Aussi bien Louis et moi nous sommes nous toujours opposés à ce que l'on réédite ses trois pamphlets. Je précise bien que contrairement à ce que l'on pense ils ne sont pas interdits, mais que c'est sur mon refus exprès que Balland ne les a pas repris dans les Œuvres complètes de Louis. Pourtant quand nous avions tant besoin d'argent à notre retour en France, et plus tard on était prêt à nous offrir beaucoup contre la permission de les réimprimer.

 D'autre part on oublie aussi que Céline eut toujours des amis juifs comme Abel Gance, Stravinsky et Jacques Deval. Encore une fois, je voudrais insister sur ce fait que pour Céline les juifs c'étaient les " Gros " et, à cet égard j'ai pour lui un jugement de Maurice Clavel qui écrivait voici dix ans à Jeune Europe : " Ils ont titré (L'Express) : " Voyage au bout de la haine ". Ce n'est pas vrai. C'est toujours au bout de la nuit, la nuit sans fin d'un cœur, organe rouge, chaud et musclé, dans la misère du monde, la sienne... Il ne s'est occupé que de la maladie des pauvres. Riches de droite et riches de gauche riez... Vous avez éternellement gagné les guerres. " C'est bien ça non ?

  Peut-être, oui. Il y avait aussi ce mot de Paul Morand : " Sa vie fut un don continuel, plus total que toutes les vies des curés de campagne " ? Admettons donc qu'il n'aimait pas les Allemands, pourquoi refusa-t-il alors de partir pour Londres comme ce lui fut possible en 1940 à La Rochelle ?

  Partir équivalait pour lui à une lâcheté. Pourtant il aimait beaucoup Londres comme on le voit très bien dans Guignol's band la deuxième partie. Et puis, il était curieux de ce qui allait se passer à Paris. Quand nous y fûmes revenus il se sentit comme neutre. Ce qui ne l'empêcha pas de soigner des membres du réseau dont s'occupaient Robert Chamfleury et Madame Simone installés à l'étage au-dessus de notre appartement, rue Girardon.

  Son dernier livre, Rigodon, qui vient de paraître, fait (presque) naître une nouvelle polémique. Bien des gens et beaucoup de critiques prétendent ne pas comprendre qu'il ait fallu sept ans pour le publier. Il semble qu'ils craignent une censure et peut-être aussi des ajouts.

  Vous savez que Céline est mort le jour même où il a fini d'écrire ce livre. Heureusement, j'ai pu mettre le manuscrit complet et numéroté à l'abri des indélicatesses. En fait c'était la seconde version de Rigodon mais la définitive, la première étant restée éparpillée dans une de ces caisses de pommes de terre, dont Louis se servait comme classeurs. Qu'il m'ait fallu si longtemps pour en livrer la dactylographie à Gallimard tient à deux raisons bien précises. La première c'est que le manuscrit fut très difficile à déchiffrer. Céline était dans un véritable état d'épuisement à la fin de sa vie, et son bras droit blessé à la guerre, lui pesait comme une lourde masse. Sur certains mots, nous sommes restés, mes deux amis avocats et moi, jusqu'à des semaines et des semaines pour parvenir à les déchiffrer enfin.

  Ensuite comme je n'avais pas voulu me séparer du manuscrit, la collaboration de mes deux aides ne put m'être acquise que pendant leurs rares heures de loisirs. Généralement, c'était le dimanche après-midi que nous nous réunissions pour travailler. Vous savez, trois heures par semaine pour une telle tâche, ce n'est pas beaucoup ! Quant aux coupures c'est une idée absurde. D'ailleurs vous verrez qu'il y a un passage sur ce pauvre Marcel Aymé, l'un des rares amis qui nous soient restés fidèles jusqu'au bout, où Louis n'est finalement pas très tendre, mais il n'a pas été question de le supprimer, pas plus que d'autres passages. Je n'aurais pas fait ça à Louis, vous savez...
   (Jean-Claude Zylberstein, Rencontre avec Lucette Destouches, Combat, 21 février 1969, dans Spécial Céline n°5, mai-juin-juillet 2012).

 

 

 

 

                                                                                               ***

 


 

 

          Entretien avec  Jérôme  DUPUIS  par David Alliot.

 Depuis une dizaine d'années, la "plume " de Jérôme DUPUIS est familière des céliniens. Grand reporter à L'Express, il a régulièrement chroniqué l'actualité autour de l'écrivain. Manuscrit de Voyage au bout de la nuit, jurons du capitaine Haddock, figuration dans Tovaritch, hors-série du magazine Lire... rien n'échappe à son activisme journalistique qui lui a également permis de découvrir et côtoyer le petit monde des céliniens qu'il regarde avec distance et amusement...

 - Jérôme DUPUIS, cela fait dix ans que vous " suivez " l'actualité célinienne d'assez près, pour le compte de Lire et de L'Express. D'où vient cette passion ?

- J'ai découvert Céline il y a une vingtaine d'années à peu près, par l'entremise de la " trilogie allemande ", D'Un château l'autre, Nord, Rigodon, que je préfère nettement aux romans d'avant-guerre, et de sa correspondance qui est pour moi un monument littéraire à part entière. Ma première enquête sur Céline a été réalisée au moment où le manuscrit de Voyage au bout de la nuit est ressorti de nulle part. J'ai cherché à savoir ce qu'il en était advenu pendant soixante ans, et au travers de cette histoire littéraire, j'ai rencontré des membres éminents de la " nébuleuse célinienne " comme Emile Brami, François Gibault, Henri Godard, etc. J'ai passé un temps fou sur cette enquête et retrouvé une photo de Bignou, un temps propriétaire du manuscrit... Mais surtout, j'ai passé un après-midi entier avec Pierre Berès dans sa librairie, à compulser le manuscrit de Voyage au bout de la nuit avant qu'il ne passe en vente. Ça reste un souvenir extraordinaire.

 - L'actualité et les publications céliniennes sont abondantes... Ils n'en ont pas un peu marre, à L'Express, de voir Céline abonder régulièrement dans leurs colonnes ?

 - Céline fait partie des grands auteurs de notre temps avec Proust, Joyce, Kafka, Hemingway, Fitzgerald, etc. Céline fait partie de ces personnages littéraires qui excèdent leur œuvre par leurs caractères. C'est aussi un sujet journalistique plus excitant que, disons, Hervé Bazin ou Julien Green qui ont eu des vies plus ternes... Avec Céline, il se passe toujours quelque chose. Bien sûr, la dimension antisémite ajoute une odeur de soufre... Et puis, il a eu une vie tellement riche qu'on découvre toujours du nouveau. Un jour, on découvre qu'il a été figurant dans un film, un autre, qu'il a participé au meeting des fascistes canadiens-français, ou c'est une correspondance inédite qui passe en vente... Les commémorations nationales qui sont annulées...

 Il ne faut pas oublier que Céline est aussi un point de fixation de certaines névroses très françaises, telles que Vichy, la Collaboration, l'antisémitisme... Alors évidemment, à chaque fois que j'arrive en conférence de rédaction avec " mon " Céline, ils sourient un peu à L'Express, mais je ne tiens pas la chronique de tout ce qui sort sur Céline, j'essaie seulement d'en extraire l'essentiel.

 - Qu'est-ce qui vous attire chez Céline ?

 - Ce que j'aime le plus chez lui, c'est son humour ! C'est pour cela que je préfère la " trilogie allemande " aux romans d'avant-guerre. C'est un humour moderne, déchaîné, incorrect, inventif. J'aime beaucoup sa vision du monde, assez pessimiste, avec d'un côté les riches et les puissants, et de l'autre les petits et les faibles. Au-delà des divisions politiques ou raciales, il s'est tenu à ça, et on le retrouve dans toute son œuvre... Un complexe de petit boutiquier en quelque sorte. J'aime aussi beaucoup sa vie de paria, à partir de 1938. Il s'est " auto-marginalisé " socialement, stylistiquement, vestimentairement... J'aime bien ce côté " chien galeux " des Lettres.

 - Et qu'est-ce qui vous repousse chez Céline ?

 - Ce que j'aime moins, c'est son goût pour la farce rabelaisienne... Normance, par exemple, pour moi, relève de cette veine. Je préfère quand il est dans le subtil. Par ailleurs, même s'il est de bon ton de dire chez les céliniens que les pamphlets sont formidables et drôles, je les trouve encore plus ennuyeux que scandaleux. Ce que je n'aime pas non plus dans la psychologie de Céline, c'est son ingratitude orgueilleuse vis-à-vis de tous les gens qui l'ont aidé à un moment de sa vie.

 - Depuis une dizaine d'années vous fréquentez le monde des céliniens. Que vous inspire cette société littéraire ?

 - J'aime bien ! Vous connaissez cette théorie sur les rapports sociaux qui veut que dans un groupe donné, on trouve toujours une répartition des rôles, avec le bellâtre, le gourmand, le sportif, le comique, etc. Dans l'univers célinien, on trouve l'universitaire avec Godard, le gardien du temple avec Gibault, l'enfant terrible avec Nabe, les exégètes avec Mazet et Laudelout, les antisémites, les théoriciens fous, la jeune génération qui finit par s'imposer, etc.

 Tout cela forme un petit cirque à la fois sympathique et ridicule, mais je pense que c'est la nature de Céline et de son œuvre d'avoir engendré cela. Et je trouve que c'est une secte d'autant plus sympathique qu'elle exhume beaucoup de choses, défend son héros souvent malmené et fait progresser le portrait du personnage. Je ne pense pas que Robert Sabatier ait jamais une secte de ce genre.

 - Qu'avez-vous pensé de la " non-célébration " de Céline dans les commémorations nationales ?

 - Aucune importance, Céline n'a pas besoin d'être commémoré solennellement. Ce genre de manifestations, c'est très bien pour les frères Tharaud et Catulle Mendes. Céline n'en a vraiment pas besoin. Depuis cinq ans, il n'y a pas un mois sans un livre de ou autour de Céline qui paraisse, et un trimestre sans qu'il fasse l'actualité... Céline et son œuvre sont assez forts pour se passer de ça. Céline se suffit à lui-même.
  (Spécial Céline L'insoumis, n° 4, février-mars 2012, Lafont Presse).

 

 

 

 

                                                                                                                      ***



 

 

 

              Le TEMOIGNAGE de PIERRE DUVERGER

 C'est à lui que l'on doit les seules photographies en couleurs de Céline. Et un témoignage émouvant publié, six ans après la mort de l'écrivain, dans le Magazine littéraire. Ce texte fut réédité en 2002 dans un numéro hors série, avec une utile notice biographique le concernant. Quelques mois avant sa mort, son témoignage fut recueilli par France-Culture :

 " J'allais souvent voir Céline au studio Wacker, près de la place Clichy, rue de Douai où Lucette travaillait. Je peux dire que j'ai passé des heures à regarder les danseuses tout en n'étant pas très sensible à la danse. Ce n'est pas ça qui me touche le plus. Bon, c'est joli, c'est charmant. Mais lui, il était très fixé sur les ballets et la danse. C'est une question d'esthétique. Lucette, d'ailleurs, était une danseuse avec un corps extraordinaire, musclé. C'était ce qu'on appelait " la belle môme. " J'allais donc là, puis on s'arrêtait parfois place Clichy, au coin, devant l'ancien Gaumont, où il prenait un thé, un café ou un ersatz quelconque. Il me parlait souvent des danseuses. Moi, j'écoutais pas tellement.

 Qu'est-ce qu'il vous disait des danseuses ?

 Ah bah, que c'était la grâce, l'élégance, le rêve en somme. C'était un grand rêveur, lui. C'était aussi un lyrique. Quand il décrit, par exemple, le bombardement de Montmartre, c'est pas vrai ! Faut traduire évidemment. (...) C'est pour ça que beaucoup de gens qui ne l'aimaient pas, en réalité, ne comprennent pas leur lecture. Ils lisent les mots mais n'imaginent pas ce que ces mots peuvent suggérer. C'est mon sentiment. Beaucoup de gens ne savent pas lire Céline.

 Comment l'avez-vous rencontré ?

 J'étais avec un copain. Je lui demande : " Qui est ce bonhomme ? Il me dit : " C'est Céline. " Alors, j'étais curieux de le connaître. Je me suis présenté chez lui, spontanément, où il ne m'a pas reçu, mais très gentiment, je me souviens... (...) Je l'ai rencontré plus tard dans la halle aux poissons de Saint-Malo, et puis il m'a pris en amitié là-bas. Ensuite, je ne peux pas dire que l'on ne s'est plus quitté parce que c'est faux. Puis il est parti en Allemagne, eh bien, ma foi, je ne l'ai pas suivi quoiqu'il me l'ait demandé parce que Céline, qui était un bonhomme formidable, n'était pas adroit de ses mains. Il n'était pas bricoleur du tout. Il était en panne devant des petits trucs de rien du tout. Il avait une petite moto, je me souviens, et un jour, il était en panne. C'était deux fois rien. Je crois que c'est la chaîne qui avait sauté. Je lui arrange ça. Il trouvait ça extraordinaire qu'on puisse arranger ce truc. Il m'a fait d'ailleurs un cadeau que j'ai toujours : un exemplaire hors commerce de L'Ecole des cadavres, numéroté donc, et dédicacé pour cette bricole qui valait un merci gratuit. C'est un livre qui vaut autour de trois briques aujourd'hui. Curieux...

  Bref, grâce à lui, j'ai échappé au S.T.O. Il m'a emmené dans un bureau allemand et m'a présenté comme un petit copain qui voulait rester en France, et les Allemands, m'ont donné, par son intermédiaire, un petit carton comme quoi je n'étais pas réquisitionnable.

 Il avait des copains allemands comme ça, des amis ?

 Non, il avait des admirateurs, madame, des lecteurs. On lui a reproché ça, ce qui est une chose invraisemblable. La même chose est arrivée à Sacha Guitry. Il avait donc des admirateurs qui étaient allemands. J'étais là quand ils sont venus le voir, en civils, rue Girardon pour l'inviter à aller à Katyn. Il a refusé. Il ne voulait pas s'engager dans des collectivités. Lui-même - il l'a payé assez cher - s'est engagé avec ses os, ses tripes, mais pas d'engagement dans des associations, des choses comme ça (...)

 Et les pamphlets ? Comment les lisez-vous ?

 Les pamphlets, moi, c'est ce qui me passionne le plus. Je suis resté longtemps sans les relire et je trouve que c'était une vision d'avenir qui est devenue une vision du présent. Tout simplement. Par exemple, quand vous lisez Bagatelles et sa visite dans un hôpital de Russie, c'est une page extraordinaire ! En plus, c'est très marrant. Avec ce docteur russe qui n'était pas du tout dupe de cette mistouflerie soviétique et qui n'arrête pas de dire : " Tout va bien ! " Céline l'avait appelé évidemment Toutvabienovitch ! (rires).
  (Propos recueillis par Pascale Charpentier, émission " Rigodon pour une autre fois ", diffusée le 26 mars 1992 sur France-Culture, BC janv. 2004).

 


 

 

                                                                                                                     ***

 

 

 

         ENTRETIEN  AVEC  GEN PAUL

 C'est en 1969 que des extraits d'un entretien avec Gen Paul furent diffusés dans l'émission " D'un Céline l'autre ". Témoignage exceptionnel recueilli par Alphonse Boudard et Michel Polac. L'interview eut lieu chez l'artiste, alors âgé de 74 ans, à Montmartre. D'emblée, il lui fut demandé de définir Céline.

 ... Louis-Ferdinand Céline, c'est un monstre, qu'est-ce que tu veux ? Un homme qu'on ne peut pas suivre.

 C'est vrai qu'il ne voulait plus vous voir à la fin ?

 Oh, moi, je ne voulais plus le voir.

 C'est vous qui ne vouliez plus le voir ?

 Non, non, je ne voulais plus le voir...

 Pourquoi ?

 Il ne m'a fait que des vacheries. Peut-être qu'il l'a fait sans le vouloir. Je suis resté dix piges sans pouvoir vendre un tableau à cause de lui. J'ai divorcé à cause d'une lettre qu'il avait envoyée à ma femme.

 Qu'est-ce qui s'était passé ?

 Il était saladier, il était jalmince, il fallait qu'il détruise...

 Comment l'avez-vous connu ?

 Ben, je l'ai connu dans des cours de danse. Je l'ai connu au moment du Voyage. On fréquentait la ballerine, quoi. On avait le sens de l'esthétique. Autant fréquenter des ballerines que des bonniches, c'est quand même mieux, hein ? Moi, je les prenais comme modèles, et lui, il les massait. Il avait le sens de l'esthétique.

 Il était amoureux de temps en temps ou c'était des passades ?

 Il était pas amoureux, non. Il avait le sens du beau. C'étaient des filles qui étaient placées, qui avaient des fois des petites tronches, mais il était mordu quand même par la danse. Et la danse, c'est quand même quelque chose, non ? Puis derrière ça, il y a la musique...

 Alors, tu dis qu'il n'était pas antimilitariste, Ferdine ?

 Ah, pas du tout, dis donc, pas du tout ! Il y a un truc qui m'a toujours épaté, c'est quand... Il a fait un mois de griffe, un mois de front, pas plus. Ça a été héroïque, y a eu des reproductions, on en a parlé dans Le Petit journal, toutim, médaillé militaire... Mais il avait la bonne blessure. Ça n'empêche pas qu'il a rempilé pour Londres. Il était patriote, quoi. Il l'a toujours été. Quand il avait sa médaille militaire, il était très fier de la porter. Un jour, il y a Ferdine qui dit à Geoffroy : " Bon, je t'invite à dîner ce soir. " L'autre répond : " C'est pas possible. T'as hérité ? " Il dit : " T'en fais pas. "

 Ils vont dans une " French soupe ", un restaurant français, et ils bouffent toute la carte. Geoffroy l'attendait, [se disant] : " Il va sortir son mornifle. " Il appelle le patron. Il s'était mis en uniforme, Ferdine, et il dit au tôlier : " Est-ce qu'on paie avec une médaille comme ça ? " Alors, l'autre, il a donné le coup de chapeau, tu comprends. Ferdine avait gagné. (...) Enfin, il aimait le panache... C'est marrant, physiquement, il avait une belle gueule quand il était jeune, mais il avait un corps de gonzesse, dis donc, pas un muscle ! Et des fois, il jouait, il allongeait la jambe comme ça, disant : " J'aurais pu jouer les fées. " Puis, il avait une grosse tronche, il chaussait du 60 comme tronche. Il n'a jamais pu mettre un chapeau. Il m'a dit : " Moi, j'ai une bouille à porter la couronne, j'ai une tête de roi. " Je peux pas en dire autant. On m'a toujours dit que j'avais une tête d'épingle. C'est un peu l'esprit de Ferdine, ça lui réussissait pas mal...

 Il était roi ? Il était pas anarchiste ?

 Il n'a jamais été anar ! Pourquoi anar ? En dehors de ça, il avait des coups de marrance. ll faisait l'ours, il parodiait l'ours. Oui, il avait parfois des côtés " enfant ", des côtés chouette, quoi. Autant, je te dis, il pensait qu'il avait la tête royale, mais des fois, il faisait très bien le triboulet, le marrant, mais pas en public, entre moi et lui. Du reste, dans tout son comportement, il parlait pas de son pognon, mais il faisait tout pour en avoir. Il était toujours inquiet de le placer, soit à Londres, soit au Danemark, soit au matelas.

 Des fois, il attrapait un lumbago : il mettait son jonc sous le matelas ! Il était toujours en voyage avec son pognon. J'ai jamais vu le morlingue de Ferdine ! Un jour, j'étais dans un p'tit bistrot. Il y avait la môme La Pipe, Almanzor, et il venait prendre le café avec nous. Il venait pas déjeuner. Alors, je lui payais le café. Normal. Puis la môme Almanzor dit : " Je mangerais bien six huîtres. " Il dit : " Ah, tu voudrais pas que je te paie six huîtres avec mes quatre-vingts balles que je gagne au dispensaire ! " C'était tout l'esprit de Ferdine, ça.

 Tu l'as toujours connu comme ça ?

 Toujours. Il avait un porteuf' avec des ficelles et un tout petit morlingue. Je l'ai vu payer son journal. Je l'ai jamais vu raquer. Et puis la môme, bon, elle était bien. Il y a eu un amour quand même. Ils s'aimaient tous les deux. Mais c'était pas la paire de bas de soie, etc. (...) Ce qu'il y avait de terrible avec Ferdinand, c'est qu'il aimait bien donner ses idées mais pas son pognon, tu piges ? Moi, il m'appelait le diable, " Gologolo ", parce que je marchais pas dans tous ses condés. Un jour, je lui ai présenté Marcel Aymé. Il l'a regardé d'un coup de châsse comme ça, il lui a dit : " Petit plumaillon ! ".

 Il aimait venir ici, écouter les histoires de la Butte ?

 La Butte, non... Il n'y a rien dans la Butte. Il y a toujours des évènements, des fois il en parlait, mais tu vois...

 Il parlait de politique ?

 Ben, c'est comme nous si on parlait du référendum. Je ne sais même pas ce que c'est le référendum, mais on en parle. Mais lui, il avait le sens... Il était français. Moi, je vois Ferdinand comme un Français, c'est tout. J'ai jamais eu de discussions politiques avec lui.

 Les juifs, il n'en parlait jamais avec vous ?

 Ah ça, je le laissais divaguer. Il avait un truc, quoi. Quand il a écrit Bagatelles, il en parlait, mais je le laissais délirer. J'étais pas forcé de participer non plus, hein ! Y a des mecs qui sont anticléricaux, ou anti bourgeois, ou anticapitalistes. Tu peux pas leur changer leur disque, hein ? Alors bon, je l'écoutais mais j'étais pas forcé de participer.

 Vous l'avez toujours connu comme ça ?

 Oh non ! ben non.

 Avant Bagatelles, il n'était pas antisémite ?

 Pas du tout. (...) Il se persécutait lui-même, il persécutait les autres.

 Il maniait l'argot aussi bien que vous ?

 Je ne sais pas si je le manie. Moi, j'ai connu Ferdinand : il parlait pas l'argot. (...) Je me souviens quand il a écrit Guignol's band, il voulait décrire les docks de Londres. Un jour, il me descend. Il me poire : " Dis donc, je cherche un mot. Un mot qui n'est ni une odeur animale, ni une odeur humaine. Tu sais, quand tu vas dans les docks, ça renifle, ça a une odeur. " Alors, je cherche, on cherche... Il me dit : " Je veux un mot mais qui monte en l'air ! " Ça faisait partie de sa musique. Tu dis " café ", c'est à ras de terre. Idem pour " pois ", " thé ", " muscade ". Alors, on cherche, on cherche... Puis, je me suis souvenu que... dans mes voyages en Espagne, la pâtisserie était aromatisée à la cannelle. Je lui dis : " Cannelle. " Ah, il s'exclame : " C'est ça que je voulais ! Cannelle ! ! ! "
  (Propos recueillis par Alphonse Boudard et Michel Polac, BC oct. 2004).

 


 

 

                                                                                                                    ***


 

 

 

     Interview de Me François GIBAULT    " Céline doit bien rigoler dans sa tombe " .

* Le Point : Avez-vous été surpris par l'étendue de la polémique autour de la " célébration nationale de Céline " ?

* François GIBAULT : Ca ne m'a pas du tout surpris. J'ai d'ailleurs dit au ministre de la Culture qu'il avait bien fait de retirer le nom de Céline, car il n'a nul besoin d'être célébré par l'Etat. Les lecteurs sont suffisants. En tout cas, je constate avec une immense satisfaction que cette histoire a servi Céline au point qu'on ne parle que de lui. Il s'est passé la même chose avec le Goncourt : alors qu'on devait lui accorder le prix, la majorité a brusquement changé et c'est Guy Mazeline, auteur aujourd'hui oublié, qui l'a obtenu.

 Vous comprenez que cette célébration ait pu choquer ?

 L'occupation allemande et la collaboration sont des plaies qui restent ouvertes. Et puis Céline est quelqu'un de très étrange, tout et son contraire : avare et généreux, anarchiste et homme d'ordre, sentimental et froid, comme on le voit dans les pamphlets. A travers l'écriture, il a toujours cherché à noircir, à aggraver les choses vers le pire.

 Pourquoi continuez-vous à interdire la réédition des pamphlets antisémites de Céline ?

 Parce que ce sont des écrits politiques et de circonstance publiés dans un contexte international très particulier. L'idée de Céline - d'ailleurs le bandeau de " Bagatelles pour un massacre ", qui a été vendu à près de 100 000 exemplaires, précisait " Pour bien rire dans les tranchées " - était d'éviter la guerre entre la France et l'Allemagne. Il pensait que les juifs poussaient à un conflit contre Hitler. Evidemment Céline étant Céline, ses pamphlets sont complètement outranciers. Les publier aujourd'hui serait une forme de provocation.

 Il y a quand même des témoignages accablants, comme celui d'Ernst Jünger, qui décrit un Céline surpris en 1941 que les Allemands n'exterminent pas les juifs...

 Jünger détestait Céline. Et Céline, quand il était à table, disait n'importe quoi, c'était un provocateur. Mme Céline m'a un jour raconté qu'à la fin de sa vie il répondit à un journaliste qui lui demandait ce qu'il pensait des Français : " Je n'attends qu'une seule chose, que leur sang coule dans un caniveau. " Le journaliste était horrifié. En le raccompagnant, Mme Céline lui a dit : " Vous ne vous êtes pas aperçu qu'il se foutait de vous. "

 La biographie de Philippe Alméras a montré qu'il était obsédé par la régénération de la race.

 Je n'ai jamais nié cela. J'ai découvert des lettres secrètes qui étaient abominables, et je les ai publiées. Je n'ai jamais rien caché, car je ne suis pas l'avocat de Céline mais son biographe, et la biographie que j'ai publiée est parfaitement " objective ".
  (Propos recueillis par Thomas Mahler, Le Point n° 2017, 12 mai 2011).

 

 

 

                                                                                                                  ***

 

 

 

          RENCONTRE AVEC FRANÇOIS GIBAULT

 Avec son affabilité coutumière, François GIBAULT nous reçoit chez lui, au premier étage du bel hôtel particulier jouxtant le cinéma " La Pagode ". Etonnant personnage que ce libertaire de droite, catholique, lieutenant-colonel de réserve, amateur éclairé de peinture moderne et d'art lyrique. Pénaliste réputé, il cumule deux passions : Céline (le biographe est devenu président de La Société des Etudes céliniennes) et Dubuffet (il en administre la Fondation). Il vient de terminer son troisième roman, Un nuage après l'autre, et prépare l'édition de la correspondance de Céline au pasteur Löchen.

 Comment se porte la Société des Etudes céliniennes ?

 Elle se porte bien. Comme vous le savez, l'essentiel de nos activités, ce sont les colloques qui se tiennent tous les deux ans et qui sont une grosse machine à organiser intellectuellement et matériellement. Ensuite, l'année suivante, c'est la publication des Actes. Le colloque de l'année dernière a été un beau succès, une réunion extrêmement fructueuse pour tout le monde. Nous étions, comme d'habitude, une quarantaine venus, sinon de tous les pays, du moins de tous les continents. Cela avait été remarquablement organisé par l'Institut français de Budapest, et les débats furent passionnants. Il faut dire que le thème était, je crois, très bien choisi : " Céline et la médecine ". Thème double puisque c'était à la fois " Céline médecin " et " La médecine dans l'œuvre ".

 Maintenant, nous travaillons sur le prochain colloque qui aura lieu en France, dans un an, puisque l'usage est l'alternance. Ce sera sans doute Paris, et nous aurions voulu que ce soit au Val de Grâce, mais cette administration vient de refuser pour les raisons que vous imaginez. Le thème en sera " Céline et la guerre " comme cela a été décidé lors de l'assemblée de juillet dernier.

 En tant que représentant de l'ayant droit, pouvez-vous susciter d'autres manifestations, telle une grande exposition Céline à la Bibliothèque nationale ?

 C'est envisageable, mais il y a des réticences : les pouvoirs ne sont pas très chauds pour organiser quelque chose sur Céline. Ou alors il faudrait un grand évènement. Il aurait fallu faire cela au moment du centenaire de la naissance de l'écrivain, mais vous savez que cet anniversaire n'a même pas été mentionné dans la brochure des commémorations éditée chaque année par le Ministère des Affaires culturelles.

 Beaucoup de céliniens regrettent que les trois entretiens filmés de Céline ne soient pas commercialisés sous la forme de DVD.

  Ça, c'est tout à fait envisageable, d'autant que Frémeaux vient de publier, sous la forme de disques compacts, une lecture intégrale du Voyage au bout de la nuit. C'est une idée excellente, et cela pourrait être une action possible de la société. Par ailleurs, il existe un projet cinématographique d'adaptation du Voyage. Cette fois-ci, ça a l'air sérieux, le contrat est signé mais je n'ai pas encore pu rencontrer le réalisateur François Dupeyron qui est en train de travailler sur le scénario. Vu l'importance de l'œuvre, je crois qu'il envisage de faire un film en deux épisodes. Etant donné son intérêt pour la Première guerre mondiale, je crois qu'il va s'attacher surtout à la première partie du livre, nous verrons bien... Quoi qu'il en soit, je dois le rencontrer pour veiller au respect du droit moral (vous savez qu'il y a plusieurs manières d'adapter une œuvre), et pour veiller aussi au choix des acteurs... Mais je le crois soucieux d'être très fidèle à l'esprit de l'œuvre, et je ne me fais guère de souci à ce sujet.

 Comment se porte l'œuvre de Céline en librairie ?

 Elle se porte admirablement. Le meilleur indicateur, c'est précisément le nombre d'exemplaires de Voyage par an vendus en poche, car vous savez qu'on ne vend plus qu'en poche pratiquement - et en Pléiade, mais ça c'est un autre public. Le grand public, lui, n'achète plus qu'en poche. On ne vend presque plus d'exemplaires en collection " Blanche ". On vend plus de 40 000 exemplaires par an, ce qui est énorme. On en a vendu un peu plus l'année où le manuscrit de Voyage s'est vendu aux enchères publiques : là, il y a eu une espèce de rebond. Il s'en est vendu plus de 50 000 exemplaires. Je pense que Voyage est une des œuvres classiques qui se vend le mieux. Plus de 70 ans après sa parution, il n'a pas pris une ride, et c'est encore un best-seller. A titre de comparaison, Mort à crédit se vend à 10 000 exemplaires environ chaque année.

 Quid d'une édition scientifique des pamphlets ?

 C'est le serpent de mer, ça revient toujours, on en parle tout le temps, mais vous savez que Madame Destouches est opposée à cette réédition, sinon ça serait fait depuis longtemps. En tout cas, il n'y a pas de projet précis. Compte tenu du climat actuel, je crois que cela serait très mal vu et même considéré comme une sorte de provocation. Céline, de son vivant, ne voulait pas cette réédition, et Madame Destouches ne fait que respecter les intentions de son mari.

 Avec tout de même une exception : Mea culpa.

 Mea culpa, c'est autre chose. C'est un texte très court, très élaboré et aussi anticommuniste. Longtemps, elle s'est opposée à cette réédition. Je l'ai beaucoup incitée à accepter une nouvelle publication. Par ailleurs, on pourrait envisager une réédition partielle des pamphlets. Je n'aime pas beaucoup cela car c'est une façon de trahir l'auteur. Cela étant, j'avais comme idée de republier la fin de Bagatelles (la partie qui concerne l'URSS) avec Mea culpa. On pourrait faire un très beau livre. De toute façon, le livre n'est pas interdit puisqu'on peut le trouver notamment sur les quais, souvent en édition pirate. Ce livre est en circulation : les éditions originales ne sont pas interdites de vente.

 N'y a t-il pas un manque de cohérence de la part de l'ayant droit qui interdit certaines choses et en autorise d'autres (les lettres aux journaux de l'Occupation, la préface de l'Ecole des cadavres, etc.) ?

 J'ai toujours poussé Madame Destouches à accepter un maximum de choses, notamment les adaptations, bonnes ou mauvaises, car c'est intéressant de faire vivre une œuvre. On a laissé passer un certain nombre de choses y compris les abus de citation. Madame Céline laisse faire. On ferme un peu les yeux. Les pamphlets, cela fait partie de l'œuvre. Ce sont des textes extrêmement violents, mais ils sont intéressants du point de vue de la langue et du style. Il y a des envolées extraordinaires, ce n'est pas contestable.

 Quand paraîtra la correspondance de Céline au Pasteur Löchen ?

 Tout est prêt depuis longtemps, sauf la préface. Entre-temps, le pasteur Löchen est décédé, comme vous le savez. J'étais devenu très proche de lui, et sa disparition m'a fait beaucoup de peine. Ce fut affreux, d'autant qu'il est mort avant sa femme qui était grabataire. C'est lui qui s'en occupait. Ils n'avaient qu'un seul désir : c'était de mourir ensemble. Il est mort un mois avant sa femme. A sa demande, je suis allé le voir à Metz, une semaine exactement avant sa mort. C'est là qu'il m'a demandé de prendre la parole lors de son enterrement pour dire quel avait été son rôle dans la défense de Céline, ce que j'ai fait, bien évidemment.

 Chaque fois qu'il y a des vacances judiciaires, je me dis que je vais les utiliser à rédiger cette préface. Je dois aussi classer les lettres par ordre chronologique. Au début, les lettres sont datées ou faciles à dater car elles ne comportent aucun repère permettant de les situer dans le temps. Il s'agit d'une correspondance très intéressante, car on y voit le changement de ton. Au début, les lettres sont respectueuses (" vous homme de Dieu, moi mécréant "), puis elles deviennent plus débridées et plus cordiales. Il est amusant de voir l'évolution de cette correspondance.

 Y a-t-il d'autres projets ?

 J'ai un projet personnel : j'aimerais faire quelque chose sur Céline et Dubuffet. Comme vous le savez, j'ai l'honneur de défendre deux œuvres : Céline en littérature, Dubuffet en peinture, puisque je suis Président de la Fondation Dubuffet. Dubuffet était un homme aux talents multiples : peintre, lithographe, sculpteur, graveur, mais c'était aussi un grand écrivain, ce qu'on oublie souvent. Je ne désespère pas un jour de le faire entrer dans la Bibliothèque de la Pléiade. C'est une autre affaire. Il y a de vraies correspondances entre les deux hommes. Il y a des fils secrets entre ces deux êtres : ils étaient libres et ont travaillé seuls, ne subissant aucune influence et n'ayant pas de suiveurs. Ils sont aussi créateurs d'un style, ce qui est rare, se moquant de l'opinion qu'on avait d'eux. Ils ont aussi chacun commencé très tard avec une première vie professionnelle : l'un comme médecin, l'autre comme marchand de vins. Dubuffet a commencé son œuvre à plus de 40 ans, et Céline a publié Voyage alors qu'il avait à peu près cet âge. Leurs parcours sont assez comparables.

 J'avais pensé intituler ma biographie " Céline, cavalier seul ". Cette appellation peut également convenir à Dubuffet. En fait, ce sont deux anarchistes très partisans de l'ordre. La seule différence, c'est que si Dubuffet avait une grande admiration pour Céline, l'inverse n'était pas vrai. Que ce soit en peinture, en littérature ou en musique, Céline avait, comme vous le savez, des goûts classiques. Cela étant, on trouve dans leur œuvre des propos comparables quant à l'aspect révolutionnaire de l'art. Dans Asphyxiante culture, Dubuffet affirme que l'artiste doit être un révolutionnaire, qu'il est là pour faire avancer les choses, pour chambouler ce qui existe. On trouve une idée comparable dans Voyage au bout de la nuit. Ils ont aussi en commun un côté viscéralement français et, bien entendu, le génie car Dubuffet, lui aussi, était un génie. Un jour, je ferai une communication sur Céline-Dubuffet lors d'un colloque.

 Votre confrère Jacques Vergès a écrit : " Admirer Céline à une époque où règne la pensée unique et le terrorisme intellectuel est presque un délit ". Le fait de vous être intéressé de près à Céline vous a-t-il valu des inimitiés, notamment dans le monde judiciaire ?

 
Absolument pas. Cela tient au fait que je crois avoir écrit une biographie objective de Céline, ne dissimulant aucun des documents que j'ai découverts lors de mes recherches. Ainsi, l'Ordre des médecins des Yvelines m'a donné connaissance du dossier de Louis Destouches. J'y ai trouvé une lettre qui n'est pas à la gloire de Céline et que j'ai reproduite dans le deuxième tome de ma biographie, alors que personne ne la connaissait et que j'aurais pu la passer sous silence. On m'a souvent dit qu'il s'agissait d'une biographie à l'anglaise ou à l'américaine. Les gens qui auraient pu me reprocher de m'occuper de Céline me rendent justice. J'ai essayé de montrer Céline tel que je le voyais et, je pense, tel qu'il était.

 N'avez-vous pas l'impression que la condamnation morale de Céline est paradoxalement plus forte aujourd'hui que dans les années d'après-guerre ?

 C'est un peu normal : pendant les années d'après-guerre, on ne s'est pas beaucoup occupé de cet aspect de la Seconde guerre mondiale. C'est ensuite que les historiens s'en sont occupés. Nul doute que sa responsabilité est engagée : il faut reconnaître que certaines phrases de Bagatelles pour un massacre sont insoutenables. Cela étant, quand on fait un livre en ne citant que ces phrases-là et en gommant tout le reste, comme l'a fait M. Rossel-Kirschen, on arrive à faire de Céline une espèce de monstre. Sur le plan intellectuel, la méthode est inacceptable et condamnable.

 Dans la préface des Lettres de prison, vous écrivez : " Céline, mieux que tout autre, savait qu'il n'avait pas voulu l'holocauste et qu'il n'en avait pas même été l'involontaire instrument. Il savait aussi qu'il n'avait en rien collaboré ". D'autres biographes de Céline estiment, au contraire, qu'il a collaboré. Tout dépend évidemment de ce que l'on entend par " collaboration "...

 Evidemment. Céline a " collaboré " comme d'autres écrivains français qui ont fini à l'Académie. Ceci dit, son dossier de collaboration n'est guère consistant. Outre certaines lettres aux journaux (surtout celles écrites en 1942 et 1943), ce qu'on peut surtout lui reprocher c'est d'avoir permis la republication des pamphlets sous l'Occupation. Et on ne peut pas uniquement imputer cela à son éditeur, Robert Denoël. On connaît la lettre de Céline à Karl Epting réclamant du papier pour permettre la réédition de ces textes. Ceci, à une époque où la rafle du Vel' d'Hiv avait eu lieu. Les déportations étaient connues, même si le sort réel des déportés, lui, ne l'était pas.

 Ainsi, vous pouvez donc comprendre que vous choquez certaines personnes lorsque vous écrivez : " Céline apparaît fragile, sensible comme un enfant, souffrant de toutes les misères, tragique et désespéré. "

 Oui, j'en ai pris, pardonnez-moi l'expression, plein la gueule lorsque, sur un plateau de télévision, j'ai dit que Céline était un humaniste. Or, Voyage au bout de la nuit est bien le livre d'un humaniste, c'est évident. Céline était un être très contradictoire : avare et généreux, anarchiste et homme d'ordre, pour ne citer que ces deux aspects.

 A cet égard, vous vous êtes d'ailleurs trouvé des points communs avec lui.

 En effet, je suis bourgeois et anarchiste. Et surtout un émotif rentré, si je peux m'exprimer ainsi. Lorsque j'étais enfant, j'étais d'une extrême sensibilité. Comme Céline, j'ai compris que c'était un immense défaut et qu'il fallait rentrer tout cela, ne pas le montrer, se durcir pour ne pas être vulnérable et prendre tous les mauvais coups. Cela étant, il faut se garder, lorsqu'on est biographe, de se laisser aveugler par les points communs et éviter de faire une sorte d'autoportrait.

 Comment voyez-vous le petit monde des céliniens ? Il est pour le moins pittoresque, non ?

 En effet, mais je crois qu'il en est ainsi dans d'autres sociétés littéraires où l'on trouve également ces aspects de jalousie, de compétition, des petites chapelles, etc. En ce qui me concerne, j'ai un avantage : je suis bien avec tout le monde, que ce soit avec vous, avec Philippe Alméras, ou avec Henri Godard. Et je laisse chacun s'exprimer. Je pense que c'est une condition absolue pour être président de la Société des Etudes céliniennes. Je m'efforce de ne rentrer dans aucune bagarre. Je ne suis même pas arbitre : je suis au-dessus de toutes ces querelles.

 Quant à mon admiration pour Céline, je puis vous dire qu'elle va en grandissant. Chaque fois que je relis Voyage, je découvre des choses nouvelles. Ainsi, j'ai un exemplaire où je souligne les passages qui suscitent mon admiration. Tout le livre va finir par être souligné ! Vous savez que j'ai enterré récemment mon confrère Jean-Marc Varaut. Peu de temps avant sa mort, il m'avait demandé de lui faire la lecture car il ne pouvait plus tenir un livre. Au téléphone, je lui ai dit : " Je vais te lire des passages de Voyage au bout de la nuit ". Il était réticent. J'ai insisté, et je lui ai lu des passages choisis (la guerre, l'Afrique et un passage sur l'Amérique). Il écoutait, manifestement bouleversé. Et, à la fin, il m'a dit : " Comme je regrette d'être passé à côté de cette œuvre ! " C'était extrêmement émouvant pour moi.

 Pour conclure, j'aimerais vous demander des nouvelles de Madame Destouches...

 Vous savez qu'elle a 93 ans. Mais je puis vous assurer qu'elle est très présente, magnifique, ayant même " rajeuni " ces dernières années. Madame Destouches avait connu un passage difficile, une sorte de dépression. Aujourd'hui, elle sort à nouveau. Elle a passé quelques jours, l'été dernier, dans la suite " Marcel Proust " à Cabourg. Elle va à des expositions, des spectacles de ballets, dîne au restaurant ou chez des amis. Elle fait des choses qu'elle avait vraiment cessé de faire, ce dont je me réjouis.
   (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC n°267, sept. 2005).


 

 

 

                                                                                                ***


 

 

 

     ENTRETIEN AVEC HENRI GODARD

 Etes-vous pleinement satisfait de cette édition de la correspondance  de Céline ?

 Elle a été difficile à collecter car pendant des années des gens ont bloqué les textes, mais le résultat est là : cette correspondance va de ses 7 ans jusqu'à sa mort à 67 ans. On y découvre, par exemple que son enfance n'est pas celle qu'il décrit dans Mort à crédit : le petit Destouches était tout le contraire du personnage principal, c'était un gamin respectueux et très obéissant !

 Comment y évoque t-il son travail d'écrivain et de création ?

 C'est à la fois important et très précieux dans la mesure où Céline n'a jamais fait d'exposés théoriques sur le sujet. Il trouvait cela très poseur et trop abstrait : un texte, selon son point de vue, marche ou ne marche pas. Il n'y a pas à aller plus loin. Dans les lettres à des critiques, il répond, se livre, comme dans ses entretiens avec des confrères tels qu'Eugène Dabit ou Albert Paraz. Les conseils donnés à ses traducteurs sont aussi riches d'enseignements et étonnants...

 Il aimait à dire qu'avec Racine, il était l'auteur français le moins bien compris à l'étranger...

 Oui, c'est quelqu'un qui frappe : il se rapproche du grand Racine alors qu'il en est l'opposé sur le plan du style ! Mais il a cela en commun avec lui : il est extrêmement difficile à traduire ; ses textes sont infiniment pétris des subtilités de la langue française. Il faisait d'ailleurs toujours ce qu'il pouvait pour aider à ces traductions.

 Il évoque également ses premières tentatives d'écrivain...

 Oui, il ne trouve pas tout de suite le ton, il se trompe lui-même dans ce qu'il veut écrire, commence par des pièces de théâtre : il tâtonne longtemps... Dans la correspondance de son voyage au Cameroun, on sent qu'il s'agit d'une période riche de sa vie. C'est un jeune homme enthousiaste passionné de sciences, s'essayant à l'écriture, réfléchissant à l'Histoire et la politique. Vous savez, il n'a écrit Voyage au bout de la nuit que très tard : il avait déjà 38 ans.

 Et sur la question de l'antisémitisme, que nous enseignent ces lettres ?

 Bien évidemment, on y perçoit clairement son évolution. Dans son milieu d'origine, c'était monnaie courante, sans conséquence, mais aujourd'hui la lecture de ces propos est horrifiante. Il y a une rupture en 1936, à mettre en parallèle de la conjoncture des évènements : son antisémitisme larvaire, latent devient furibond et aboutit à des monstruosités.

 En tant que spécialiste, quel est votre point de vue sur la censure maintenue des pamphlets tel Bagatelles pour un massacre ?

 Je n'en suis pas satisfait : c'est de plus en plus anormal. Quand des étudiants envisagent une thèse sur Céline sous ma direction, je leur conseille de lire ses pamphlets et de peser leur décision après cela : trop de monde en parle dans le vide. Dans ce volume de correspondance, j'ai d'ailleurs introduit des lettres qui en sont l'équivalent : l'écrivain s'y exprime durant la guerre, on aura accès à tout Céline... et le noir qui va avec. Ces textes ne méritent pas pour autant de figurer dans la Pléiade : il faudrait un volume à part intitulé Ecrits polémiques, accompagné d'un volume critique.
   (Propos recueillis par Nicolas LEGER, BC n° 319, mai 2010).

 


 

 

 

                                                                                              ***

 

 

 

 

        ENTRETIENS :  SERGE KANONY

  Agrégé de lettres classiques, Serge Kanony a enseigné le français, le latin et le grec à des élèves de Première et de Terminale. Il est l’auteur d'un second essai : Céline ? C’est ça !... (Le Petit Célinien Editions, 2012)


   Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé à Céline ? 
 
  A mon arrivée à Toulouse, inscrit à la fac des lettres, un copain a joué le rôle du passeur : il m’a parlé de Céline dont j’ignorais jusqu’au nom, et m’a dirigé vers une petite librairie à deux pas de la basilique Saint-Sernin : La Bible d’or. Le libraire, un petit homme tout en rondeurs, au visage lisse et avenant, officiait dans un minuscule espace devant un auditoire restreint qui se renouvelait au gré des heures : des étudiants, un journaliste et critique de cinéma, auteur avec le directeur de la cinémathèque d’un Panorama du film noir. Tant et si bien que ma découverte de Céline est allée de pair avec celle des Walsh, Lang, Mankiewicz…

  Découvrir Céline dont on ne m’avait dit mot au lycée c’était me revancher des Sartre, Camus et autres auteurs dont je m’étais nourri. De l’après-guerre aux années soixante, l’existentialisme avec son icône Jean-Paul Sartre était dans l’air du temps. Pour se faire une idée de cette Sartrolatrie, il suffit de lire ce que nous en dit Gabriel Matznef dans Le taureau de Phalaris : « En classe de philo, j’avais un condisciple qui nourrissait une fervente admiration pour Jean-Paul Sartre… il suivait Sartre dans la rue… il collectionnait ses mégots. »
  Dans cette librairie, donc, que des auteurs non conformistes et en réaction contre l’idéologie dominante : les Hussards avec Blondin, Nimier, le copain de Céline, etc. C’est là que j’ai acheté la plupart des romans de Céline, les Cahiers de l’Herne, etc.

  Pour moi, comme pour beaucoup, la porte d’entrée qui a ouvert sur Céline ce fut Voyage au bout de la nuit. D’un seul coup, brutalement, sans même respecter les paliers de décompression, je me hissais de la nausée sartrienne à la nausée célinienne. De Roquentin à Bardamu. Le premier dégueule dans l’abstrait, ontologiquement, dans le Jardin public de Bouville ; le second, physiquement, dans la boue des Flandres.
 
  Après la licence, pour présenter l’agrégation, il fallait avoir rédigé un Diplôme d’Etudes Supérieures ; sans hésiter, je choisis de composer un mémoire sur Céline, disposant ainsi d’une année pour pousser plus avant ma découverte de l’univers célinien. C’était en 1965 et les travaux critiques consacrés à cet auteur étaient peu nombreux : trois Belges : Marc Hanrez, Pol Vandromme et Robert Poulet, une Française : Nicole Debrie.
L’importance de ce mémoire n’était pas dans son contenu, mais dans le fait qu’il constituait une sorte de certificat de baptême, un devoir de fidélité.
 
    Qu'aimez-vous dans l'œuvre célinienne ?
 
   Il est bien plus facile de donner les raisons pour lesquelles on n’aime pas un auteur, un livre ou une personne que de dire celles pour lesquelles on les aime. Le cœur a ses raisons… Pourquoi Montaigne aimait-il La Boétie ? Parce que c’était lui ! Pourquoi j’aime Céline ? Parce que c’est Céline, parce qu’il touche en moi à des zones que les autres auteurs n’atteignent pas, n’atteindront jamais ; au plus profond de ma viande. Céline ? Il est intradermique, les autres, épidermiques ! Je crois qu’il y a là une part de mystère, ne pas trop gratter !
Voyage au bout de la nuit, je l’ai téléchargé, mis dans le disque dur de ma mémoire, sécurisé… Mon de poche, celui de mes vingt ans, tout écorné, surligné, avec plein de notes, je l’ai toujours à portée. Si je veux vérifier une phrase, d’instinct, j’y vais tout de suite. Sur l’échelle Richter de mes préférences, il fait force 9 ! Mort à crédit ? Force 8. La trilogie allemande ? Force 7.
 
  Qu’est-ce que j’aime dans l’œuvre célinienne ? Sa démesure, son hybris, son Verbe, sa puissance d’évocation, sa poésie, son délire, son côté dionysiaque…
Céline ? Grandes orgues et petite musique de nuit.
Bien sûr, Mort à crédit est presque tout aussi présent en moi que le Voyage. Selon moi, ils sont complémentaires. Dans le Voyage est énoncée la vision célinienne du monde à travers la poésie de la Nuit, émaillée d’aphorismes ; on « s’instruit ». Qui a lu le Voyage on ne la lui fera pas sur l’homme ; on y fait son éducation, on est Candide qui voyage de l’Europe à l’Amérique en passant par l’Afrique et qui revient « plein d’usage et raison », etc.

  Mais dans le Voyage la bonde n’est pas lâchée, les flots sont encore contenus dans les digues du langage. Dans Mort à crédit, les digues pètent, celles de la phrase, le torrent verbal emporte tout… La moindre altercation entre Ferdinand et son père se change en une gigantomachie.
Ce que j’aime dans le Voyage ? Cette hésitation entre les résidus du style écrit et la langue parlée, l’argotique, leur télescopage ; sa dimension mythique (la Nuit, la Mort…), sa poésie surtout, même celle des phrases filées que l’auteur à reniées. Il n’est pas interdit d’aimer Céline contre lui-même !
  Deux exemples :
D’abord la poésie à l’ancienne : « Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps/dorment si bien avec les morts/qu’une même ombre les confond déjà. » Un alexandrin, un octosyllabe, un décasyllabe.
A la moderne : « Il avait comme un tisonnier en bas de l’oesophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois. » Poésie cosmique.
Ou encore : « … comme si son âme lui serait sortie du derrière, des yeux, du ventre, de la poitrine, qu’elle m’en aurait foutu partout, qu’elle en illuminait la gare… » Poésie mystique.
La trilogie allemande, aussi, à ne pas oublier (D’un château l’autre, Nord, Rigodon) avec un Berlin éventré, ses champs de ruines, ses hôtels dont les couloirs vous basculent dans le vide, les bombardements, etc. Seul, peut-être, un film de Douglas Sirk (je pense au soldat Graeber cherchant sa maison natale parmi les entassements de gravats dans A time to love and a time to die) se hisse à la hauteur des évocations céliniennes. Ce que j’aime enfin : le dernier Céline, celui des interviewes (1957-1961), le Céline moraliste qui décrypte notre époque, commente l’actualité d’une manière souvent prophétique.
 
  Votre premier livre, D'un Céline et d'autres (L'Harmattan, 2010), démontrait combien la littérature française des cinq derniers siècles est restée d'une étonnante modernité.
 
  Un « classique » est toujours « moderne », mais il n’est pas certain que le moderne d’aujourd’hui sera le classique de demain !
Le titre m’a posé des problèmes. J’ai renoncé à l’ordre chronologique car, partir de Montaigne en passant par Pascal, Racine, aurait découragé bien des lecteurs. Pourtant Montaigne avec son essai Des coches est d’une brûlante actualité : les Espagnols avec Pizarro débarquant chez les Amérindiens, ce sont les Ricains débarquant en Irak : mêmes pillages, mêmes tortures.

  On entend souvent dire à propos d’une œuvre, d’un artiste : il est dépassé. C’est confondre le domaine esthétique avec le Grand Prix de Monaco ou les Vingt-Quatre Heures du Mans ! Un romancier, un poète ne sont jamais dépassés, ils sont parfois oubliés ; s’ils sont oubliés, c’est parce que ne se trouve pas dans leurs écrits quelque chose qui les rattache à nous, à l’universel.
Quoi de plus moderne que Les Fleurs du mal ? Baudelaire y invente la poésie urbaine, celle des cheminées qui crachent leurs fumées, des fêtards sortant de boîte au petit matin, et la chanson de Jacques Dutronc Paris s’éveille n’est rien d’autre que la mise en musique du poème Le crépuscule du matin.
C’est tout cela que j’essaye de montrer dans ce premier essai littéraire : la modernité des écrivains passés. 
 
 
Votre nouvel ouvrage, Céline ? C'est Ça !... (Le Petit Célinien Éditions, 2012), est un essai littéraire dont le sous-titre est : Petites variations sur un gros mot. Faut-il entrevoir la clef de l'œuvre célinienne dans le monosyllabe par lequel s'ouvre Voyage au bout de la nuit : « Ça a débuté comme ça. » ?
 
  Cet incipit m’a toujours fasciné. Sa banalité voulue me semblait cacher quelque chose. Confirmation m’en a été donnée par la lecture d’un court article de Raymond Jean intitulé : Ouvertures, phrases seuils, paru en 1971, où à propos du premier Ça, il évoquait la matière à « l’état de chaos… le ça des psychanalystes et de Groddeck… »
A partir de là, l’illumination : je me suis souvenu du poète grec Hésiode et de sa Théogonie : « Donc, avant tout fut CHAOS… » Mais, bon Dieu, le voilà le Chaos célinien : C’est le Ça ! Et cette Nuit née du Chaos, c’est Céline, cet enfant de la nuit qui enfante, à son tour, Voyage au bout de la nuit. Et les trois monstres : Cottos, Briarée, Gyès que leur père « cachait tous dans le sein de la Terre », ce sont les trois monstres céliniens : les pamphlets que les libraires cachent au sein des arrière-boutiques !
  Le Ça célinien c’est le Big Bang initial qui crache « une masse informe et confuse… un entassement d’éléments mal unis et discordants » (Ovide), un bordel cosmique dont Céline se porte témoin, chroniqueur…
  Le titre, comme le sous-titre « Petites variations sur un gros mot » ne prennent sens qu’après la lecture de l’essai. Le gros mot ne renvoie pas ici à une injure ou à une grossièreté, sens qui est le sien dans le langage courant.
   Je prends l’expression gros mot dans l’acception que lui donne Paul Valéry. Celui-ci ironise sur les philosophes qui s’échinent à rendre compte de certaines réalités qui nous dépassent, et dont le sens ne se laisse pas épuiser, dont on ne peut jamais faire le tour, et qui se prêtent ainsi à toutes les définitions. Comme exemples de gros mots il proposait Dieu, Ame, Nature, Liberté, etc. A leur image le Ça n’est pas seulement le démonstratif que nous connaissons tous, il est avant tout un gros mot, parce qu’il est synonyme du Chaos.
Il s’agit, je le répète, de variations, ce qui me laisse la liberté de jouer avec ce mot qui, sous ma plume, tantôt renvoie au Chaos, tantôt redevient un simple démonstratif.
 
  Quand il est le démonstratif, je le fais entrer dans une opposition avec Cela, ce qui me permet un petit développement sur l’intrusion de la langue parlée dans la langue écrite. Je reprends la remarque faite par Henri Godard dans Poétique de Céline : « Céline a choisi de dire Ça a débuté comme ça. et non : Cela a commencé de la manière suivante
».
  Dans un autre chapitre le Ça devient synonyme du Ça freudien, et je me jette avec délice dans un développement scatologique.
On le voit donc bien : cet essai d’une centaine de pages [216 pages], est tout le contraire d’une thèse épaisse, sérieuse et ordonnancée ; il va de Ça, de Cela…
 
   Pouvons-nous par ailleurs lire cette œuvre comme étant l'expression d'une pensée mythique, transposée par l'auteur pour les besoins de son art ?
 
  Que l’œuvre de Céline plonge ses racines dans les plus anciens mythes de la tradition occidentale, qui le contesterait aujourd’hui ? Le mythe est partout chez Céline : dans ses romans et dans sa personne même. Aujourd’hui Céline est un mythe.
 Lorsque Voyage au bout de la nuit parut en 1932, les contemporains, étonnés (frappés par la foudre) par la nouveauté de son écriture prirent cet auteur pour un réaliste qui ne se plaisait que dans l’évocation de l’ordure, et laissèrent souvent échapper la dimension mythique du roman.
 Le Voyage nous renvoie à l’Odyssée, à Ulysse, tout cela transposé dans le monde contemporain : une Odyssée en négatif, en dégradé. A Bardamu-Ulysse Molly-Calypso ne promet pas l’éternelle jeunesse et l’immortalité, mais le gite, le couvert et la rêverie à volonté !

  Dans le même roman, Bardamu devenu Énée descend aux Enfers, ceux de l’hôtel Laugh Calvin.
 Le Ça qui ouvre le premier roman se présente, on l’a vu, comme l’équivalent du Chaos hésiodique, et dans Voyage les personnages plus présents que Bardamu, Robinson ou Molly, ce sont la Mort, la Nuit, le Néant.
  Toujours dans la mythologie grecque les Dieux prenaient en charge ce Chaos, pour l’ordonner, l’agencer et en faire un ordre, une parure c'est-à-dire un Cosmos ; pour l’accomplissement de cette tâche, les Dieux étaient qualifiés de Démiurges : ordonnateurs du Chaos. Céline, c’est l’anti-démiurge ; ce foutoir cosmique, il se contente de le regarder et, pour nous le montrer, son écriture se modèle sur lui : une écriture éclatée. Chez lui, la parure se situe dans la beauté convulsive de son écriture : un « Cosmon Acosmon », c'est-à-dire un ordre désordonné, une parure déparée.
  Parfois la mythologie fait intrusion directement dans le récit : la barque de Caron dans D’un château l’autre. Et quand il jure, Céline substitue même au Nom de Dieu classique un « nom de Styx » mythique (Féerie pour une autre fois).
 
      Pour qui écrivait Céline ? Dans quel but ?
 
 Peut-on répondre à une telle question, je m’en réfèrerai tout simplement… à Céline lui-même. Interrogé en 1957 par Madeleine Chapsal, journaliste à L’Express, qui lui demande « Pour qui écrivez-vous ? », il répond : « Je n’écris pas pour quelqu’un. C’est la dernière des choses, s’abaisser à ça ! On écrit pour la chose elle-même. »
 Je suis d’accord avec lui : on écrit pour écrire. Pourquoi la danseuse danse-t-elle ? Pour danser, comme nous le dit Paul des cimetières Valéry. C’est ce qui différencie la marche de la danse. On marche pour aller quelque part ; la marche est utilitaire ; la danse est gratuite.
Pour quelles raisons ? Montaigne prétendait qu’il n’avait écrit Les Essais que pour ses amis, parents et alliés ! Evidemment il mentait ou bien il avait une sacrée famille : tous ses frères humains. Difficile, alors, pour ceux qui revendiquent une telle filiation de faire une cousinade !
 
  Quant aux raisons qu’avance Céline (payer le terme), celui qui les croirait ferait la preuve qu’il est naïf, qu’il n’a rien compris.
Dans un entretien, Céline a déclaré un jour écrire « pour rendre les autres [écrivains] illisibles ». De ce côté là il n’a pas mal réussi ; il y a désormais un avant et un après Céline.
 Je retournerais volontiers la question : « pour qui Céline écrivait-il » en « contre qui Céline écrivait-il ». Il écrit contre la guerre, les petits colons, les gadoues banlieusardes, contre la Mort, le cancer du rectum, contre lui-même (liste non exhaustive).
Chez Céline, écrire est un cri, celui d’Edvard Munch.
 
   Avez-vous enseigné Céline dans vos classes ?
 
 J’ai toujours enseigné en lycée en classe de Première et de Terminale. A cette époque il n’y avait pas un programme national, et chaque professeur avait la liberté d’expliquer les auteurs et les œuvres qu’il souhaitait. L’enseignement des lettres était facultatif pour les terminales scientifiques et portait sur des auteurs du XXe siècle. Je choisissais donc les auteurs qui avaient ma préférence : Proust, Valéry, Bernanos, Céline. C’est ainsi que je commentais le Voyage. Par la suite, j’ai fait la même chose avec mes classes de Première. Mais dans les années 90 les programmes ont été nationalisés, et tous les élèves de toutes les classes de 1ère et Terminales Littéraires ont étudié les mêmes auteurs : Aragon, Aimé Césaire, Primo Lévi, etc. Je suppose que cela aujourd’hui a changé.
 
    L'intérêt que vous portez à cet auteur vous a-t-il valu quelques désagréments d'ordre professionnel ?
 
  En province, tout au moins à mon époque (1970/80), expliquer Céline n’était pas courant ; la place qui lui était allouée dans les manuels était réduite : dans le XXe Lagarde et Michard (éd 1962), 1,5 page contre 8 à Giono, 39 à Proust. Dans l’édition de 1988, de 1,5 il passe à 8 pages.   Aujourd’hui le lycée où j’ai enseigné a choisi comme manuel de littérature celui des éditions Nathan qui accorde 4 pages à Céline et 3 à Sartre.
Mes élèves aimaient bien le Voyage, et l’un deux par la suite a fait une thèse de 3è cycle sur Céline ; certains parents, je l’ai su plus tard, ont été choqués de voir Céline débarquer dans le lycée ; certains s’en sont plaint, mais le proviseur arrêtait tout.
 
 Sur la liste du bac de Français Céline avait sa place ; certains examinateurs faisaient des réflexions à mes élèves du genre : Ah, encore cette liste ! Les listes politiquement correctes étant celles où figuraient Boris Vian, Claire Etchérelli, Richard Wright.
Pas de désagréments, sinon une réputation sulfureuse auprès de certains collègues. Il faut dire à leur décharge que je n’ai jamais fait d’effort pour m’intégrer à cette corporation : je n’appartenais pas à leur syndicat, je n’achetais pas mes pantalons à la Camif, je ne roulais pas en Renault, je ne tractais pas une caravane… Bref, t’as pas le look, coco !
(Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ, Le Petit Célinien, 21 octobre 2012).